Francois BON. Entretien 3 Souffles

"Dans ce questionnement de « littérature hors du livre », les soubassements sont probablement à chercher loin."..

 

Mai 2019



 

Parlons du projet 30 fois Rabelais : considères-tu que c’est une publication ? Comment ce format t’est venu ?

 

 

 

Dans ce questionnement de « littérature hors du livre », les soubassements sont probablement à chercher loin.

Dans la revue Tout l’univers de notre enfance, qui utilisait l’image couleur sous toutes ses déclinaisons, et cassait la lecture linéaire. Avec l’arrivée de l’ordinateur, le CD-Rom a précédé l’utilisation de l’Internet : des atlas, des encyclopédies, des voyages thématiques. Puis notre appropriation du html, avec cadres, menus contextuels, images fixes puis films via Flash. Alors, dans les premiers temps du livre numérique, normal qu’on ait pensé l’avenir comme « livre augmenté », au prix d’apps très complexes, de prodiges de codes. J’en ai encore quelques exemples dans le fond de mes disques durs.

Passer de cet écrin, ou contrainte, du livre, à un récit purement web, ce n’était pas si facile pour nous, qui avions grandi dans et par le livre.

Mes premières expériences remontent à 2012, par là, et sont toujours sur mon site : une résidence sur le plateau de Saclay, avec des rencontres de scientifiques, un journal de balades et d’explorations, beaucoup de photos, et peu à peu des fictions qui naissaient de tout cela. Comment j’aurais pu en faire un livre ? Dans ces années-là, aussi, une performance sous la forme d’une semaine sans quitter l’esplanade de la Défense, mais avec le droit d’explorer partout, souterrains, zones privées, en même temps que Joy Sorman faisait la même chose gare du Nord. Elle a publié son expérience sous forme de livre, très remarqué, toujours vivant, tandis que j’installais tout sur mon site, en travaillant les liens, les mots-clés, la cartographie. J’ai continué avec une série sur les ronds-points, à Tours où j’habite, et c’est là où j’ai commencé d’associer des vidéos, performances in situ, sans me rendre compte d’où ça allait m’emmener.

 

Sur YouTube, ces défis d’une vidéo par jour, c’est vraiment épuisant, on ne peut pas faire ça sur le long terme, où on craque. Mais c’est des franchissements d’étape.

J’avais déjà fait il y a un an, un livre par jour. Et parallèlement je développe un « vidéo-livre » sur Lovecraft, lectures, incursions dans les lieux, réflexions, j’en suis à une soixantaine ais de mises en ligne et j’y suis vraiment attaché : au départ j’étais parti vers un essai sur Lovecraft, maintenant je pense que c’est ça, mon essai. Rabelais c’est encore autre chose : un enracinement autobiographique d’abord, un livre publié chez Minuit en 1990, et des dizaines et dizaines de lectures pers, de Moncton à Tokyo, en passant par Copenhague et la villa Médicis, des classes de 5ème à l’ENS, ou Chinon… Mais personne ne m’en demande plus, de ces lectures, alors que moi c’est ce qui me fait avancer. J’ai ruminé cette série pendant plusieurs mois avant de me lancer, l’idée du drap blanc est venue tout à la fin. J’avais aussi dans l’idée de les faire in situ, au pied de, et la centrale nucléaire, dans l’abbaye de Seuilly ou sur le môle d’Olonne, et puis non. Alors je pense que cette série va se développer comme le Lovecraft : aller sur les lieux vraiment envie. Sur YouTube, on a la possibilité d’organiser des rubriques séparées, et de modifier leur ordre de présentation sur la page d’accueil, comme sur un programme télé en somme. Je crois que la prochaine sera sur Baudelaire.

 

Alors publication, ou pas ? Oui, dès lors qu’après l upload on fait « publier ». Oui, dès lors qu’on accepte que ce soit autant de germes qui vont continuer à se développer. Série close ? Oui et non, puisque le voyage des trente perfs est lié à l’idée de série sur un mois, mais non, puisque les autres choses que je pourrai faire sur Rabelais les rejoindront, et les réactiveront. Forme qui remplace le livre ? Oui, si la voix et le temps direct de l’enregistrement ne peuvent s’insérer dans le support typographique qu’est le livre, non si je publie et distribue en même temps Dedans Rabelais, qui est un essai de deux cents pages, dont les ventes me permettent en même temps l’accès à un peu de matériel (caméra, objectif, micro mais aussi l’ordi, le logiciel de montage, et le fait que pendant tout un mois je n’ai pas fait grand-chose d’autre (en partie faux d’ailleurs, puisque vers fin de la première semaine j’en ai enregistré et programmé quatre d’avance et ai subi une intervention chirurgicale, sans que ce soit visible).

 

 

Voir la série des 30 fois Rabelais.

 

Ici

 

 

On dirait que pour toi, la source de cela n’est pas seulement le principe des plateformes ou des rhizomes si souvent utilisés comme modèles de descriptions (d’une idée qui entraîne une autre puis une autre) ? On dirait que cela vient aussi d’une énergétique du souffle : parler, reprendre, ouvrir une voie (et une voix) puis revenir a ce qui semble être la même idée mais qui s’est modifiée entre temps et que la voix enregistrée ou vue en vidéo sert efficacement. Et que je découvre si présente chez Rabelais, ce souffle que tu nous fais entendre mais aussi ce jeu des voix ?

 

 

 

Le web est une toile par sa construction même, à commencer par la circulation discontinue et séparée des paquets d’éléments codés qui vont recomposer l’information. Et dans un contexte où toute lecture exhaustive serait vaine : d’emblée, il est hors du linéaire, ou de l’objet clos du livre, pensée ou récit. Et je crois que ça a remanié en profondeur notre organisation mentale. À chacun ses métaphores pour l’appréhender, moi c’était ces ruissellements qu’on organisait dans le sable, à marée descendante, sur les plages de l’enfance. Infinité de micro-ruissellements qu’on multipliait jusqu’à créer de vraies piscines éphémères, avec ces merveilles que la moindre goutte d’eau peut dévoiler.

 

Le concept de sérendipité aussi, par le vieux conte du XVIIe siècle anglais, les frères Serendip partant pour l’Asie et découvrant Ceylan qu’ils ne cherchaient pas. Alors oui, bien sûr, la pensée de Deleuze, les plis, les rhizomes nous a été essentielle pour comprendre ce que déplaçait le web. On n’est probablement qu’à l’aube de la compréhension de ces déplacements, et en quoi ils peuvent nous permettre d’engendrer des récits d’une autre sorte : je remodèle en permanence les routes et chemins de Tiers Livre, j’y insère des cartes, des détournements, j’efface des pages, jamais je n’aurais pensé que ce site, qui au départ avait vocation d’accueillir le complément ou le making-of des livres, devienne le livre lui-même.

 

En renvoyant à Rabelais, ta question désigne une autre instance : Rabelais, du Pantagruel au Gargantua, puis du Tiers Livre au Quart Livre, écrit le même livre, rejoue le même livre au même endroit, mais qui se rejouent plus larges ou depuis plus profond. Chapitres répétés dans le Pantagruel, figures du Pantagruel reprises dans le Gargantua, récit inachevé ou impossible de circumnavigation dans lequel on établit des coupes sur lesquelles on zoome : le Tiers Livre attrape la scène d’embarquement initiale du récit abandonné, la retransplante dans le pays d’enfance et en fait tout un voyage à elle seule. La question de la voix, souffle, oralité, précède de longtemps nos propres usages – je pense à cette phrase d’Artaud : « Quand je joue, mon cri éveille son double de sources dans les murailles du souterrain ». Il se trouve qu’au XVIe siècle la lecture n’est pas imaginée ni pratiquée comme silencieuse, mais comme profération à voix haute du lecteur pour qui l’écoute, et Rabelais se saisit de ce dispositif même pour en faire fiction, le narrateur intervenant sans cesse dans le récit.

Mais on trouve des réflexions du même ordre dans Proust, chez Céline où même chez Nathalie Sarraute, partout où la notion de l’oralité est déterminante. J’irais même jusqu’à dire que c’est l’achèvement de l’industrialisation du livre, avec le livre de poche, qui nous a provisoirement séparés de cette nappe essentielle et souterraine de la littérature. On n’a eu qu’à s’en ressaisir, mais ça a commencé avant le web.

Disons qu’avec ces possibilités de séries vidéos, avec l’idée même du montage, avec surtout la possibilité de créer des objets-voix qui ne soient pas la simple transposition qu’on nomme « livre audio » (malgré le succès incroyable que ça a en Allemagne ou aux US : si on l’écoute en voiture, c’est juste pour cette contrainte des temps de transport individualisés, ou parce qu’on écoute la voix dans une perception mobile du monde ?), et le podcast vient là comme subvertir aussi cette transposition, comme organisation des voix et du récit nativement web.

 

Pourtant je suis dans une phase où j’ai beaucoup moins désir d’aller vers le podcast, malgré ce que je dois à mes expériences avec les Nuits Magnétiques de Laure Adler et Alain Veinstein à mon retour de la villa Médicis (c’est aussi Laure qui me proposerait le feuilleton Rolling Stones, scandale à l’époque : « Mais pourquoi tu ne fais plus rien pour la radio… – J’écris sur les Rolling Stones…. – Eh bien, on n’a qu’à faire un Rolling Stones… » et je ne crois pas que j’aurais été capable de ce virage à la vidéo sans cette formation radio, quasiment plus essentielle que ce que j’ai pu apprendre du film), mais une nécessité d’avancer par le rapport des voix à l’image : et si pas d’image de voyage ou de ville, ma tronche et mon corps comme lieu de la traversée… C’est très à tâtons tout ça.

 

A SUIVRE