AMOUROUX. Ville multiple

 

Un plan de ville, quand on le regarde, avec ses tracés de différentes couleurs, épaisseurs, continu ou en pointillés, donne l’impression d’un labyrinthe.

Pierre Veltz ne compare-t-il pas la ville à «  un indéchiffrable maillage ».

 



 

On pourrait, comme dans les jeux d’enfant, placer un personnage à l’entrée et tracer au stylo son parcours vers la sortie, en évitant les impasses.

 

Sortir de la ville, plutôt qu’y rester ?

 

Echapper au système de pensée qui cherche à préétablir nos existences et nos mouvements présents et futurs. Comment ce tissu ténu peut-il être le conducteur de notre imaginaire, savoir nous emmener dans des passages inconnus et non prémédités ?

C’est là qu’il faut interroger les auteurs. Ils nous portent sur des pistes d’interprétation du monde. Umberto Eco compare même le livre à un bois qui est «  un jardin dont les chemins bifurquent ».

 

Dans Villes invisibles, Italo Calvino, offre des dizaines de mondes possibles exposés par un Marco Polo de fiction à l’empereur Kublai Khan. Il leur donne des noms féminins : Eudoxie, Sméraldine, Ipazie… Cette lecture invite au rapprochement avec La Ville franchisée de David Mangin. Livre qui donne les clés des villes ; met le lecteur face à la réalité des systèmes qui tendent l’urbain sans penser à humain.

La ville peut être envisagée comme un labyrinthe de signes et de mouvements infinis où l’agitation visuelle et sonore est abyssale. Georges Perec a écrit la Tentative d’épuisement d’un lieu parisien en décrivant, dans un vœu d’exhaustivité, tout ce qu’il pouvait voir place Saint-Sulpice : enseignes, passants, déplacements ou scènes furtives.

 

Que nous dit Italo Calvino sur la ville ?

Que son sens nous appartient, qu’il va au-delà des signes.

" L’Oeil ne voit pas des choses mais des figures qui signifient d'autres choses".

Derrière les signes connus ou indéchiffrables, la ville est porteuse de sens. Chez Calvino, il y a une linguistique de la ville, faite de référents, de signifiés et de paradigmes libres.

«  Je compris que je devais me libérer des images qui jusqu’ici avaient annoncé les choses que je cherchais seulement alors je réussirai à comprendre le langage d’Ipazie ».

 

Sur Eudoxie, l’une des villes visitées par le personnage de Marco Polo : «  Le dessin, les choses y étant placé selon leurs rapports véritables, lesquels échappent à ton œil, distrait par le va-et-vient, le grouillement de la cohue ». Il nous invitent à déplacer notre regard sur la ville sur ce qui la fonde réellement.

C’est un tissu de réseaux superposés : le miroir des connexions qui habitent notre mémoire.


«  Les villes comme les rêves sont faites de désirs et de peurs, même si le fil de leurs discours est secret, leurs règles absurdes, leurs perspectives trompeuses ; et toute chose en cache une autre ».

La cité nous inscrit dans un système préétabli. C’est une projection qui reproduit les méandres de la pensée et sa logique.

«  Les villes aussi se croient l’œuvre de l’esprit ou du hasard, mais ni l’un ni l’autre ne suffisent pour faire tenir debout leurs murs »

" La ville dit tout ce que tu dois penser, elle te fait répéter son propre discours ».

Si Calvino nous emmène dans les mondes complexes de son invention, il exprime un ressenti, un vécu du lecteur. Ce sentiment d’être guidé, orienté dans un labyrinthe où les indications permettent de se retrouver mais nous obligent aussi à emprunter certains chemins plutôt que d'autres.

David Mangin dans La Ville franchisée, pointe le danger de construire la ville à l’image de la pensée et par là de la désincarner du vivant. Il cite Christopher Alexander :

«  Pour l’esprit humain, l’arbre est le véhicule le plus simple d’une pensée complexe. Mais la cité n’est pas, ne peut être et ne doit pas être un arbre. La ville est le réceptacle de la vie. Si le réceptacle brise la superposition des stratifications vitales dans son propre intérieur – en étant un arbre-, ce sera comme une boule hérissée de lames de rasoir et prête à fendre tout ce qu’elle rencontre. Dans un tel réceptacle, la vie sera mise en pièces. Si nous construisons des villes en arbres, nos vies seront mises en pièces. »

 

 

Le sentiment d'être dépassé par notre environnement urbain, David Mangin le rationalise en nous expliquant les modes de conceptions des villes et de leur périphérie dans lesquels urbanistes, acteurs de la vie foncière et touristique ou de la politique de la ville projette nos vies.

 

L’auteur de La Ville franchisée cite Calvino : «  Le catalogue de formes est infini : aussi longtemps que chaque forme n’aura pas trouvé sa ville, de nouvelles villes continueront de naître. Là où les formes épuisent leur variations et se défont, commence la fin de villes »

C’est que les deux auteurs établissent des typologies de villes. L’un offrant une analyse de leur mode d’étalement :

  • la ville radiocentrique simple
  • les modèles radiocentriques complexes
  • les modèles de croissance linéaire
  • les modèles deltas

L’autre, nous invitant à découvrir des mondes construits par le rapport symbolique qu’ils ont aux choses. Cela donnant parfois des cités aussi improbables et absurdes qu’un raisonnement poussé à l’extrême.

 

  • les villes et la mémoire
  • les villes et le désir
  • les villes effilées
  • les villes et le nom
  • les villes cachées
  • les villes et le ciel
  • les villes et les morts
  • les villes continues
  • les villes et le regard
  • les villes et les échanges
  • les villes et les signes.

 

Après avoir lu La Ville franchisée, nos yeux sont ouverts sur le rôle essentiel de l’automobile dans la construction du paysage urbain.

L’exemple le plus parlant est la ville de Bangkok où les différents flux dessinent deux villes dans la ville : une ville basse et une ville haute.

 

«  Un trait particulier au continent asiatique devient la cohabitation fréquente entre une ville haute mécanisée – celle des viaducs, des tours et des moyens de transport sur pilotis- et une ville basse de l’économie informelle : ville haute des automobilistes au mode de vie mondialisé, ville basse des bus, des taxis collectifs, des piétons et du petit commerce, de l’artisanat, de la petite industrie urbaine ».

 

Ce constat évoque un univers de science-fiction. Dans les Villes invisibles, Calvino crée une ville de ce type du nom de Zemrude.

Au contraire d’un Buchanan qui établi que «  la fonction de distribution est de canaliser les déplacements importants s’accomplissant de localité à localité. Les liaisons de ce réseau devraient en conséquence permettre des mouvements rapides et efficaces. », David Mangin propose une ville plus libre et créative ; en lien avec le relief et les populations.

 

«  Pourquoi alors, dans le cadre d’un projet géographique, ne pas faire évoluer les règles du jeu, et introduire des marges d’imprévu et d’aléatoire, à la manière d’Oulipo, ce mouvement littéraire (dont fait partie Italo Calvino) qui, à partir de contrainte arbitraire, s’ingénie à produire de la fantaisie et rencontre parfois la poésie » écrit-il, montrant que la réalité urbaine peut faire place aux fictions contenues dans nos vies possibles et imaginées.

Enfin, la ville est aussi un tourbillon de mouvements et de stimuli visuels. Georges Perec – membre lui aussi du mouvement Oulipo- s’est plongé dedans pour écrire Tentative d’épuisement d’un lieu parisien.

Tous les jours, et parfois plusieurs fois par jour, il s’est installé à une table du Café de la mairie, place Saint-Sulpice, pour faire un reportage précis de tout ce qu’il pouvait y voir.

Ce livre n’est pas une liste, mais une valse enivrante entre les allers et venues des bus, les déambulations des piétons et les clignotements des enseignes lumineuses.

Tout ceci dessine les formes éphémères que prend la ville, gigantesque organisme de vivants.

Ce n’est pas une liste car ces descriptions de scènes fugitives donnent à voir une partie de vie, dont l’avant où la suite n’appartiennent plus qu’à celui qui la vie ou l’imagine.

L’auteur réitérant ses descriptions plusieurs jour de suite, c’est aussi un roman du temps qui passe :

«  Par rapport à la veille, qu'y a-t-il de changé ?Au premier rapport c’est vraiment pareil. Peut-être le ciel est-il plus nuageux ? ».

 

La ville serait donc le labyrinthe dans lequel s’épanouissent nos existences. Parfois guidés, parfois libres d’y plaquer notre imagination fertile. Nous y sommes en perpétuel mouvement, mutation.

 

Comment les villes muteront-elles ?


 

Aurore AMOUROUX

grande lectrice, écoutrice, précise et sensible.