PEETERS. Entretien5. LE JOURNAL D’UN BIOGRAPHE

Le biographe écrit, révèle, évalue sa propre quête: à quelle distance se tient-on de son sujet quand on écrit la vie d'un autre ?

Et particulièrement pour Derrida qui a tant écrit sur cette distance de l'auteur.

 

Un livre à découvrir: léger et gravé. Un jalon dans le portrait de Peeters.



MF.PLISSART

LE JOURNAL D’UN BIOGRAPHE

Franck Senaud :

Ce qui est intéressant dans votre propos c’est que vous êtes à la fois conscient de cet aller-retour entre l’objectif et le subjectif et, en même temps, vous vous en servez pour nourrir le récit.

Vous vous demandez : « jusqu’où peut-on anticiper dans un récit biographique ? Dans quelle mesure, ce que l’on sait des développement de l’œuvre et de la vie peut-il être annoncé à l’avance ou pas ? »

 

Benoît Peeters : Ce qui est un problème presque épistémologique...

 

Franck Senaud : Vous oscillez entre une réflexion sur la biographie et l’utilisation de cette réflexion à l’intérieur de votre travail.

 

Benoît Peeters : Il y a d’un part la biographie proprement dite qui est un livre très composé qui accompagne Derrida tout au long de sa vie, de manière globalement chronologique. Et puis il y a Trois ans avec Derrida qui met en scène un autre temps, celui de la recherche et de l’écriture. Ce petit livre est réellement constitué des carnets que j’ai tenus.

Je n’ai fait qu’éliminer quelques passages répétitifs et retoucher quelques phrases. Mais l’intérêt tient en bonne partie au fait qu’il s’agit d’un vrai journal, que le lecteur m’accompagne dans le projet en train de s’élaborer. Ce second livre n’est pas téléologique, il n’a pas été reconstruit en fonction du résultat final ; j’y ai conservé les fausses pistes, les hésitations…

Franck Senaud :

Il y a aussi une sorte de stratégie dans ce que vous avez fait. Nous parlons de la question de l’auteur, c’est sur ce sujet-là que cela m’intéresse de vous faire parler aujourd’hui. Vous posez la question de savoir comment un auteur écrit sur un autre penseur et, dans le même temps vous montrez votre propre démarche d’auteur. Entre Trois ans avec Derrida et Derrida, il y a de nouveau un jeu. Vous êtes l’auteur des deux, mais pas de la même façon.

 

Benoît Peeters : Bien sûr.

 

Franck Senaud : Saviez-vous à l’avance, en tenant ces carnets, qu’ils allaient être publiés ?

 

Benoît Peeters : Oui, j’y ai pensé d’entrée de jeu. Pour être franc, j’ai signé très vite le contrat pour Trois ans avec Derrida, peut-être même en même temps que le contrat de la biographie.

Franck Senaud : Il me semble que vous l’évoquez au début du livre.

 

Benoît Peeters : Oui c’est explicite, le livre met en abîme à peu près toutes les questions qui le concernent… J’ai donc proposé à mon éditrice chez Flammarion cette idée d’un double livre, qu’elle a acceptée, tout en étant un peu plus sceptique sur ces carnets. Elle disait : « On verra… Peut-être que la forme du carnet ne pourra pas être tout à fait conservée, qu’il faudra les réorganiser ». Moi j’étais persuadé que cela devait garder la forme des carnets. Et puis à l’arrivée, elle fut très enthousiaste de ce second livre.

 

Bien sûr, Trois ans avec Derrida n’a pas eu le même impact public que la biographie : le livre n’a pas la même valeur d’usage. Mais ceux qui l’ont lu l’ont, je crois, beaucoup aimé, peut-être parce que sa sincérité en faisait un document assez rare finalement : un vrai journal de recherche et d’écriture.

 

Pour moi, la co-présence de ces deux livres est devenue très vite une clé.

 

Je n’aurais sans doute pas écrit la biographie de la même façon si je n’avais pas eu l’exutoire des Carnets.

Je suis souvent agacé par des essais ou des livres biographiques, où l’auteur se met en scène un peu trop à mon goût et que sa présence devient encombrante, faisant écran au récit ou à la réflexion qu’il propose. Ici, il y a deux portes d’entrée bien distinctes : une porte d’entrée quasi-objective, celle de la biographie où mises à part les premières pages de l’introduction, je me tiens en retrait ; et ce second livre où je suis constamment présent, et où même l’information objective est filtrée par mon regard.

Si je dis dans les carnets que tel livre de Derrida me touche et quel tel autre m’ennuie, que tel témoin me semble sincère alors qu’un autre essaie de me mener en bateau, il ne s’agit manifestement que de ma perception subjective et même de mes humeurs.

Lorsque la biographie est parue en langue anglaise, certains critiques m’ont reproché d’être trop absent de ma biographie, ce qui ne serait sans doute pas arrivé si Trois ans avec Derrida avait été traduit lui aussi.

 

L’équilibre proposé par les deux livres, le gros et le petit, sortis en même temps chez le même éditeur, avec deux couvertures tout à fait différentes – l’une avec le portrait de Derrida et l’autre plus littéraire –, cet équilibre-là correspondait vraiment à mon projet. Et quand la biographie sort seule, ce qui est le cas jusqu’ici pour les traductions, je pense qu’elle est perd un peu de sa justesse.

 

Bien sûr, utopiquement, peut-être que le grand livre à faire aurait proposé les deux en un, l’entrecroisement de ces deux registres à l’intérieur du même objet. Un tel objet aurait certainement été plus derridien. Pensons à ce qu’il a fait avec Geoffrey Bennington aux éditions du Seuil dans un livre qui propose l’analyse rigoureuse et un peu sèche de Bennington tout en laissant courir dans le bas des pages le texte lyrique et incarné de Circonfession.

On peut aussi se souvenir de l’alliance qu’il y a dans Droit de regards entre les photographies muettes de Marie-Françoise Plissart et le texte sans images de Derrida.

Mais pour ce qui est de la biographie, je continue à penser que vouloir tout rassembler en un seul volume aurait conduit à encombrer le lecteur avec un dispositif trop lourd, trop sophistiqué. Je ne voulais surtout pas mimer Derrida et ses dispositifs, je ne croyais pas à l’idée d’une biographie déconstruite, et j’ai donc fait ce choix de deux livres qui peuvent se lire de façon indépendante, même s’ils sont profondément liés. Trois ans avec Derrida peut se lire de façon autonome ; on n’a pas du tout besoin d’être spécialiste de Derrida, on peut vraiment le lire comme un journal de recherche, la chronique d’une biographie en train de s’écrire.

 

Franck Senaud : Il peut servir d’introduction à la biographie si l’on a peur de la lire.

 

Benoît Peeters : Oui, c’est comme un « journal de voyage » que l’on peut lire même si on n’a pas l’intention de visiter le pays en question.