THIBAULT. Bowie l'avant-garde 5. Rencontre.

 

Ce que les clips de Bowie disent de Bowie, des découvertes partagées avec Matthieu Thibault, auteur de "Bowie l'avant-garde".

 

 

Entretien avec Franck Senaud.

Juillet 2016



FS

Ces qualités visuelles photos/peinture/théâtre de Mick Rock et Bowie révèlent, il me semble, une limite sur la compréhension et la création des images en mouvement. Je ne cherche bien évidemment pas à restreindre le génie de Bowie juste en percevoir, avec vous, les limites.
Le personnage Bowie dans ces clips est toujours un performer, un acteur, un héros de BD à la limite, on voit quelques trouvailles propres à la vidéo au début de "Let's Dance" mais rien à voir avec le travail de Queen ou Peter Gabriel non ?

 

MT
On peut également citer le clip d' "Ashes To Ashes" qui mêle couleurs solarisées et noir et blanc pour la première fois dans un tel format.

Effectivement, Bowie ne se détache pas de la posture rock dans ces clips, mais il ne s'agit pas forcément d'une limite. La synthèse pluridisciplinaire chez Bowie se différencie de l'art total dérivé de l'opéra classique où théâtre, danse et musique se mélangent, en théorie, à égalité.

Cette approche opératique a eu beaucoup d'influence sur Peter Gabriel à l'époque de Genesis : le chanteur incarnait littéralement des personnages sur scène avec maquillage et costume adapté à chaque situation. Il s'agissait de narrer une histoire. Bowie n'appartient pas à cette mouvance et joue davantage avec les codes du rock et la figure presque mythologique d'une rockstar. Son statut diffère, certes il interprète des chansons, souvent en chantant et en jouant d'un instrument comme n'importe quel musicien rock le ferait, mais il inclut des costumes, du maquillage et une théâtralisation non narrative. Si ces ajouts se détachent de toute narration classique, c'est justement pour augmenter le pouvoir mythologique de rockstar : s'agit-il de David Bowie ? S'agit-il de David Bowie incarnant Ziggy Stardust ? Ou s'agit-il de Ziggy Stardust ? Ces divers degrés de lecture enrichissent la musique de Bowie, l'illustrent par l'image et créent une mythologie qui fascine les fans.


Difficile également de considérer Bowie comme simple performer durant la période glam de 1972-73 tant il incarne son double Ziggy Stardust en interview. Il avouera quelques mois plus tard avoir perdu le contrôle sur cette image, ce qui aura accéléré son virage soul américain en 1974.
Une constante chez Bowie, et qu'il est, à mon avis, important d'accepter pour comprendre son approche, concerne son statut d'artiste : il est un musicien, auteur, compositeur largement intéressé par les pratiques visuelles et littéraires. Néanmoins il ne peut pas être considéré comme un peintre, réalisateur ou écrivain même si ces pratiques ponctuent régulièrement sa carrière. L'image, le costume et la mise en scène restent des compléments de la musique et sont toujours créés après ce qui reste l'essentiel chez Bowie, c'est-à-dire la musique. À ce titre, Bowie n'est pas un artiste multimédia, mais un musicien qui a intégré l'image à sa musique comme aucun autre dans les années soixante-dix.

On peut toutefois considérer sa carrière au cinéma comme suffisamment marquante et importante pour y voir une exception : à la différence de Peter Gabriel ou de Freddie Mercury, Bowie n'incarne pas des personnages clairement définis par des histoires dans ses chansons, mais il franchit le pas dans les films à partir de la deuxième moitié des années soixante-dix. C'est d'ailleurs au même moment que Bowie enterre son image glam et que ses clips marquent moins.


Concernant les clips d'ailleurs, je dirais qu'ils ne faudrait pas les surestimer dans l'impact et l'influence de Bowie. Les plus réussis d'entre eux, ceux de Mick Rock pour la période glam donc, consistent en des prolongements des sessions photographiques, mais les périodes suivantes montrent soit un intérêt décroissant pour le format, soit des tentatives plus ou moins convaincantes de rattraper le train MTV des années quatre-vingt.

FS
Un point difficile à aborder c'est cette bascule 80 vers la recherche de succès commercial qui semble être la cause de certains ratages (Bowie fait moins la mode, vous expliquez plus haut quels changements l'explique): des rôles discutables au cinéma (on va y venir) et cette perle de tube avec Jagger !
Dont on trouve de merveilleuses parodies..
Là aussi il semble simple de décider rétrospectivement ce qui est bon de ce qui le fut moins et l'énergie des deux monstres, l'envie de faire ensemble se sent dans les chorégraphies mais quels manques de moyens ! Une négligence ? Deux performers qui restent avant tout des performers et non des hommes d'images ?

 

MT

Ce duo avec Mick Jagger sur la reprise de "Dancing In The Street" doit être replacé dans son contexte, il s'agit d'un single enregistré à l'occasion du Live Aid, le concert caritatif organisé par Bob Geldof et Midge Ure en 1985 pour lever des fonds contre la famine en Éthiopie. Le choix d'un tube de Martha & The Vandellas montre les racines R&B des deux chanteurs ; ils enregistrent leur version en quelques heures alors que Bowie travaille sur la bande originale du film Absolute Beginners.


L'histoire du clip est assez semblable, il s'agit d'une récréation filmée par David Mallet en un après-midi. Les deux hommes s'amusent clairement devant la caméra et livrent un clip parodique sans aucune prétention, ni ambition autre que celle d'apparaître pour la bonne cause. Chez Bowie, le single illustre - de manière amusante - la traversée du désert artistique qu'il subit dans les années quatre-vingt mais il n'est pas le seul. La majorité des participants au Live Aid appartenant à sa génération (The Who, Phil Collins, Mick Jagger et même Queen) arrivent soit en bout de course, soit publient des albums mineurs.


Bref, le clip de "Dancing In The Street" montre un Bowie normalisé et dépassé, moins investi dans son rapport à l'image. Il s'agit d'une récréation, mais c'est aussi lié à une période artistiquement difficile.

Il faudra attendre les années quatre-vingt-dix et la période Outside pour que musique et image se nourrissent à nouveau. En attendant, le musicien se concentre sur ses rôles au cinéma.

A SUIVRE