"Et on sait que l’histoire récente du web est aussi « déjà » une histoire, qui nous aide à penser le présent, si imprédictible qu’il soit. Mais dans cette histoire ultra-brève, reste à penser le vecteur des modes de publication."..
Mai 2019
Il s’agit là d’une si grande histoire ! Ta réponse appelle beaucoup d’autres questions. Quelqu’un a-t-il écrit cette histoire ? Revenons sur ta production : le peu que je te connaisse me fait voir un lien entre ton énergie et ce goût du réel. Tu listes dans cet historique plusieurs défis : est-ce une façon de déclencher la création ou de rendre presque simultanée création et diffusion ?
Cette histoire, c’est à nous tous de l’écrire. Notre chance, dans la transition actuelle de l’écrit, c’est qu’il y a historiquement très peu de mutations précédentes. C’est l’histoire longue : on connaissait les différentes étapes (l’histoire interne de la tablette d’argile, l’histoire du rouleau, du codex, de l’imprimerie), et depuis une dizaine d’années on s’est attelé à ce qu’on avait négligé, parce qu’on se pensait dans un mode du livre pérenne, définitif, l’histoire des transitions et des recouvrements. On n’a pas fini encore de démêler et d’explorer, décrire de façon dynamique l’histoire de chaque saut mental impliqué dans ces transitions. Et on sait que l’histoire récente du web est aussi « déjà » une histoire, qui nous aide à penser le présent, si imprédictible qu’il soit. Mais dans cette histoire ultra-brève, reste à penser le vecteur des modes de publication. Et c’est là je pense où ta question est centrale : la temporalité respective des modes de création et de diffusion. Et ce n’est pas une question récente, je repense à cet article de 1982 où Calvino, pour rendre compte (c’était son gagne-pain) de la première grande exposition sur l’écriture mésopotamienne à Paris, parlant du roseau taillé en biais comme mode binaire (trait ou triangle, selon qu’on le tient droit ou penché), fait le lien avec le passage de l’écriture iconique à l’écriture syllabique et écrit : « déjà, écrire signifie écrire vite ».
Ce rapport à la vitesse, et la circulation des doubles « carbone », via l’arrivée de la machine à écrire au tournant du XXe siècle (Proust, Céline avaient leurs dactylographes, Faulkner, Hemingway, Lovecraft dactylographient eux-mêmes), beaucoup en ont parlé. Dans les années 1970-1980, des journaux comme Libération, ou La Quinzaine littéraire autorisaient cet espace de publication, réflexive ou créative, sur une temporalité courte. Avec le blog, cette temporalité se resserre encore d’un cran, et surtout n’exige plus la médiation symbolique (le chef de rédac) et surtout technique (l’accès à compo et imprimeur) qui en est la validation préalable. Donc un dépli : fin de la validation symbolique, tout le monde a accès à la publication, et toutes ces bêtises qu’on entend sur le web comme amplificateur des dérives dominantes, comme si un kiosque de gare, il y a deux décennies, n’accueillait pas aussi tout le bruit du monde, pour le meilleur et pour le pire, et cette révolution qui touche en profondeur aussi bien le monde musical que le monde de l’image, la mise à disposition individuelle des outils auparavant réservés aux structures professionnelles lourdes. Le Print On Demand en serait l’expression la plus récente, encore en pleine transformation : l’auteur, à titre individuel, peut distribuer son propre travail avec les critères de fab les plus professionnels, dans les circuits de distribution mainstream, à commencer par Amazon, ou depuis son site et ses réseaux. Mais tu es le premier à y greffer cette notion d’énergie, et ça me prend au dépourvu… L’énergie intérieure, d’un Balzac ou aux antipodes, d’un Beckett ou d’un Kafka, c’est mystérieux et terrible. Et, pour Balzac, ses placards d’imprimerie, ses séquences de quatorze jours d’écriture tous les deux mois, ou pour Beckett avec sa présence sur les plateaux, ou son film avec Buster Keaton, ou ses propres mises en scène, ce n’est pas une énergie seulement intérieure. On redécouvre des auteurs comme Blaise Cendrars, dont les premiers textes sur la ville et le cinéma datent de 1911, aussi en cela que leur énergie (ses textes publicitaires, ses reportages) participent d’une énergie liée à une action dans et sur le monde, et pas confinée à la table de travail. Même dans cette contradiction qu’un texte-sommet comme Bourlinguer a été écrit dans les conditions contraires, l’enfermement à domicile, à Aix-en-Provence, dans les années 1940. Ça veut dire qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil (je pense à Agrippa d’Aubigné, écrivant les Tragiques en pleine guerre civile), mais que jusqu’ici nous n’avions pas à le formuler : comment, pour chacun d’entre nous, faire l’apprentissage de deux modes d’énergie a priori antagonistes, celui – intérieur – de la table de travail, et celui – lié plus directement au monde, à nos expériences, actions, voyages – de l’énergie nécessaire à édition (du blog, de la vidéo), fabrication (du site, du livre en Print On Demand), de la propulsion (puisque terminée l’époque où la « presse littéraire » avait valeur de repérage et prescription, les bibliothécaires cochant dans les sommaires du Monde des Livres ou de la Quinzaine littéraire pour leurs achats). Ce n’est pas une énergie qui se maîtrise comme l’autre, le paradoxe (je pense aux magnifiques chroniques d’André Markowicz sur Facebook, depuis bientôt six ans) étant que la publication web peut devenir à son tour l’incarnation de cette table de travail, silencieuse et austère, ou intime. Le web est fatigant, usant. On doit gérer cette oscillation entre les deux énergies comme on gère nos temps de connexion et déconnexion. Le monde traditionnel a encore et toujours tendance à construire une image de l’auteur à côté de ces préoccupations, faire de nous des auteurs du social parce qu’on se mêle de creative writing ou d’exploration urbaine. Il n’y a pas ces cloisons-là dans le monde US.
Et si je dois ramener ça à ma propre chambre d’écriture, le nouveau paradoxe, c’est de mobiliser cette énergie « du dehors » dans le moment même où on installe ses contenus en ligne, alors qu’on est dans l’espace et le temps de l’autre énergie, l’énergie intérieure, la force du silence. Dans les années 90, j’ai eu la chance de pouvoir réaliser (en équipe avec le même réalisateur, Fabrice Cazeneuve, un chef-op, un monteur, etc.) quatre films pour Arte : quand cette commande sociale, l’accès à cette « énergie du dehors » ne nous est plus permise, comment la réinventer via le web ? Par exemple, dans Paysage Fer, j’avais remarqué à Vitry-le-François cet immeuble séparé de la voie ferrée par le cimetière, les portes de l’immeuble selon le même espacement que les allées rectilignes du cimetière. Ça, l’espace des notes, c’est l’énergie intérieure, et le livre publié chez Verdier. Mais pour le film, on loue une voiture, on s’arrête à Vitry-le-François, et on décide d’aller frapper, dans une cage d’escalier prise au hasard, à chacun des quatre étages. Et la première personne sur qui on est tombé s’appelle… Cazeneuve. Là, mon rôle par rapport à l’équipe film c’était d’être en avant, celui qui parle, pose les questions, raconte l’histoire, c’était l’énergie du dehors. Quand s’éteint la commande sociale (et c’est grave pour tous les métiers que faisait travailler l’audiovisuel, grave pour les écoles d’art ou de cinéma), on doit apprendre à construire ça tout seul, et que ce soit toujours en lien avec la nécessité qui nous porte là, qui tient uniquement au réel, aux signes, à la ville.
Ce passage des histoires à l’Histoire et retour c’est le génie de ton Rolling Stones, tu n’es pas le premier à faire ce lien bien sûr, mais tu en fais un ressort narratif passionnant : le héros sait-il qu’il est un héros quand il agit ? Cette conscience nuit-elle à l’action etc … Alors il semble que ces questions de temporalités parallèles (intime/universel, culture savante/culture pop, dedans/dehors, brouillon/œuvre..) parlent de notre époque immédiate c’est sûr, et plus flagrant encore par cette grande offre que permet le débit. Mais ce que tu fais toi va plus loin : réintroduire de l’improvisation (revues de presse), du feuilleton régulier ou soutenu (Rabelais), de l’accumulation sur un temps long (qui fait corpus) comme du murmure ou du souffle (tu t’adresses à la caméra tout autant à ceux qui te regardent (en direct ou non d’ailleurs) jouent de ces rapports de temps et déplacent la position de celui qui regarde. Ce n’est plus la maquette du livre ou le nom de l’éditeur qui vont me conforter que ce que je lis est vrai ou utile ou pertinent mais le déploiement de l’ensemble de ces procédés sur un temps long (énergivore). Ces partages déplacent surtout puissamment la valeur de celui qui parle, la validité de sa parole et sa puissance de conviction. Les énergies émissions-réceptions sont transformées. La parole est multiple, plus diffuse mais dans une vibration plus présente aussi. Et rejoint ton type de langage qu’on perçoit de la même façon en 1998. Je n’ai pas de question, ce ne sont ici que des hypothèses. Comment vois-tu ces dispositifs que tu mets en place ?
Mon livre sur les Stones est pour moi un livre frontière : une sorte d’ultime témoignage d’enquête où la documentation textuelle l’emporte, tout simplement parce que la grande numérisation n’a pas commencé. Le récit décrit aussi bien le chemin pour trouver les archives (alternate takes, concerts, photos, témoignages) que leur contenu même. À quinze ans de distance, le laptop donne accès à mille fois plus, mais une archive aussi plus aseptisée, qui a renforcé le dominant, répète la scène emblématique (Chuck Berry provoquant Keith Richards en lui faisant recommencer trois fois le morceau) que les instants-clé qui ont pu me servir (Keith essuyant discrètement, dans les loges avant le Madison Square Garden 1969, le manche de sa guitare transparente que Jimi Hendrix vient juste d’essayer). Il est probablement encore un peu tôt pour démêler ce que cette bascule massive a changé à la possibilité même de récit, mais cette constitution rétrospective d’une documentation du réel par le web en est un élément central. Après, le travail sur les Stones, Dylan et Led Zeppelin je l’ai vraiment inscrit dans un questionnement de l’histoire : comment réinvestir la bascule des années 60 à 70, si déterminante – par exemple en donnant naissance à l’industrie culturelle –, alors que les outils qui permettent cette exploration (Histoire du quotidien, de Michel Certeau, ou Espèces d’espaces de Perec, naissent avec les années 70) n’existaient pas encore dans notre propre vécu de cette bascule. La singularité des Stones, ou Dylan et Led Zep, c’est que l’excès dans le destin ou l’aventure d’individus singuliers permet la constitution d’une archive iconographique massive, où on retrouve le détail des objets, des gestes, des machines. Encore est-elle lacunaire (tous ont eu des caméras Super 8, il n’y a que Dylan avec son Eat the document dont nous connaissions les images). Mais de travailler sur ces zèbres-là m’a peut-être renforcé, par rapport au numérique, via ce que je retrouve dans une déclaration de Dylan : « C’est quoi pour vous le rock’n roll ? – Carelessness. » Aujourd’hui, plutôt que « s’en fiche », on dirait plus noblement quelque chose comme « lâcher prise ». Faire sans vouloir affiner, faire parce qu’il faut le faire, même sachant combien on souffrira de ne pas avoir su le faire aussi bien qu’on l’aurait dû. En atelier d’écriture, 80% du boulot, quels que soient les participants, c’est éduquer l’autorisation intérieure. Et c’est ce qu’ils m’ont apporté en retour, à force de le travailler chez les autres. La publication blog nous fait violence, parce qu’on corrige après la publication initiale, on corrige par le regard porté sur le texte parce qu’il est dans l’espace public, même si on n’est qu’une poignée à le lire. C’est ce principe qui m’a aidé à me lancer dans les vidéos, même si ça a mis très longtemps. Mes premières impros, sans montage, c’était début 2010, dans le bus qui la nuit, chaque lundi soir, me ramenait de Montréal à Québec : poser l’appareil sur la tablette du siège, et parler (il doit en rester quelques-unes sur mon site, chercher par exemple « pourquoi avons-nous le cerveau vert »). Aujourd’hui encore c’est une souffrance permanente. J’ai toujours eu des copains perfectionnistes, voire jusqu’au maniaque, dans la préparation du livre, du film, de la bande-son, ou de la peinture etc. Ce savoir-là, je l’exerce en continu dans le travail de lire : Proust, ou Balzac, ou Baudelaire etc. Quand j’écris pour moi, je sais que délibérément je dois faire exploser ce mur, mais que ce savoir me restera, y compris dans l’éclatement. Quand j’enregistre Rabelais, 30 fois de suite, avec mon Canon et mon Zoom, et un vague drap pendu, je sais qu’entre mes trois lumières (Brico Dépôt, vingt balles chaque), les réglages du micro, les questions d’autofocus ou d’exposition, il y a trop de paramètres, je vais forcément en louper un. Récemment, j’ai changé mon Canon 80D (capteur APSC) pour un 6D (capteur grand format), un étudiant de Cergy m’a racheté le 80D : ses vidéos sont éblouissantes de netteté et précision, et les miennes avec le 6D sont aussi crades que les précédentes. Je n’en suis pas fier, tout le contraire. C’est une rage d’avoir 65 balais, et d’avoir découvert le Net à plus de quarante ans, quand il aurait fallu apprendre tout ça bien plus tôt. Mais le carelessness de Dylan m’aide à cet endroit-là : même si t’es pas capable de le faire bien, tu le fais quand même. Et foncer dans le noir, le mouvant, le précaire. Arte ne veut pas mettre Paysage Fer en VOD, parce qu’en 2002 on ne savait pas faire de la HD, il faudrait recalibrer tout le montage Betacam : on aura été les dinosaures du futur, dit mon copain Daniel Bourrion.
PREFIGURATIONS est aussi une association evryenne.
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