PETIT. Prouvé  L’apparence d’un avilissement 2/8

 

Malgré cette proximité entretenue entre le créateur et son outil de travail, on pourrait arguer que les réalisations de Prouvé sont en partie au moins conçues pour être fabriquées par ces machines. Il ne peut pas se permettre de dessiner tout ce qu’il veut s’il souhaite que ses esquisse deviennent des réalisations. Il doit tenir compte de ce que lui permettent ses machines...

 

Extrait de mémoire Master II en Esthétique et philosophie de l’art. Novembre 2016



L’apparence d’un avilissement

 

Malgré cette proximité entretenue entre le créateur et son outil de travail, on pourrait arguer que les réalisations de Prouvé sont en partie au moins conçues pour être

 

5 Ibid.

 

fabriquées par ces machines. Il ne peut pas se permettre de dessiner tout ce qu’il veut s’il souhaite que ses esquisses deviennent des réalisations. Il doit tenir compte de ce que lui permettent ses machines. Ses moyens de production, avant même d’être la possibilité de la réalisation matérielle de ses oeuvres, cadrent ses idées initiales. Même s’il décide des machines présentes dans les ateliers, elles imposent une certaine réalisation.

Il faut souligner ce point car les machines conditionnent effectivement les projets que Prouvé élabore. Si l’on compare les oeuvres du jeune Prouvé artisan ferronnier à celles produites grâces à des machines industrielles, il ne fait aucun doute que le changement de son outil de travail a modifié la nature de ses productions.

 

Cette prise en compte des moyens de production de l’industrie est une contrainte qui, comme souvent dans le domaine de la création artistique, se révèle fertile.

 

 

 

L’utilisation de machines a déjà suscité des interrogations. L’Aesthetic Movement a ainsi chercher à conjuguer la production d’oeuvres d’art aux nouvelles possibilités offertes par l’industrie. Ce mouvement d’avant-garde anglais de la fin du XIXe siècle souhaite justement échapper à la laideur des productions de la grande industrie naissante. Mais il ne s’y oppose pas frontalement. Ces artistes prennent non seulement conscience qu’ils ne peuvent l’éviter, ils travaillent à penser une forme de beauté qui se conjuguerait aux moyens de l’industrie. Christopher Dresser travail par exemple sur des formes que peuvent produire des machines.

 

Si ses inspirations sont d’abord végétales, ses oeuvres prennent des formes géométriques pour s’adapter à ces nouvelles contraintes de production6. Il y a donc un véritable paradoxe à user des méthodes de l’industrie tant redoutée pour justement produire de belles oeuvres. La différence majeure entre la démarche des artistes de l’Aesthetic Movement et celle de Prouvé est que le constructeur lorrain apprécie les formes engendrées par l’industrie. Il ne cherche pas à dissimuler le travail des machines. S’il imagine des formes proches d’autres types d’industries, c’est aussi parce qu’il y trouve un intérêt esthétique. L’utilisation de machines n’est donc pas une contrainte quant aux formes qu’il imagine, elle permet justement de les obtenir. En même temps que Prouvé dessine un projet, il l’imagine déjà matérialisé.

 

6 Yves BADETZ, Stephen CALLOWAY, Guy COGEVAL, Beauté, morale et volupté dans l’Angleterre d’Oscar Wilde, Paris, Musée d’Orsay / Skira-Flammarion, 2011.

 

 

L’utilisation des machines par Prouvé ne se limite donc pas à leur stricte usage, au moment de réaliser les oeuvres. Elles occupent déjà une place dans l’élaboration de l’idée de chaque objet. Il ne subit pas leur utilisation, même si elles influencent son travail. Mais sa pensée des machines ne s’arrête pas à celles strictement utilisées pour réaliser les objets. Elle prend en compte tout un processus. Bruno Reichlin dans son article « L’infortune critique du fonctionnalisme » montre comment Prouvé se différencie de ses contemporains en tenant compte de préoccupations qui ne pourraient apparaître que comme très secondaires :

 

Pour la Maison du peuple, Prouvé adopte des critères radicalement différents : le mode de production et le mode de transport. Autrement dit, la dimension et les caractéristiques des panneaux dépendent avant tout des capacités de la presse de grande puissance qu’il avait acquise en 1930 et qui permettait de plier des tôles allant jusqu’à 4 mètres de large.

 

 

Bruno REICHLIN, « L’infortune critique du fonctionnalisme » dans Jean-Louis COHEN (dir.), Les années 30. L’architecture et les arts de l’espace entre industrie et nostalgie, Paris, Éditions du patrimoine,

 

 

 

Prouvé ne réfléchit donc pas qu’aux possibilités que lui offrent ses machines, il pense à l’ensemble des contraintes auxquelles il va devoir répondre. Reichlin différencie plusieurs formes de  fonctionnalismes et propose l’idée d’un « fonctionnalisme synergétique »

8 Ibid., p. 190.

pour parler du travail de Prouvé. Selon lui il n’y a pas une forme de fonctionnalisme, mais plusieurs. Sous ce terme cohabitent en réalité des oeuvres très différentes.

9 Ibid., p. 189.

 

On comprend cette réflexion car le fonctionnalisme, comme son nom l’indique, est une doctrine architecturale consistant à adapter la forme à une fonction. C’est en vue d’une certaine utilité que telle oeuvre est élaborée, et non l’inverse. Or le mot même de fonction est extrêmement vague. Si l’on se place du point de vue de l’usager du bâtiment construit, la fonction de l’ouvrage correspond à l’usage qui en est attendu. Rien qu’en s’en tenant à ce sens, on peut reprendre l’idée de Reichlin et dire que des motivations identiques donneront des projets radicalement différents d’un architecte à l’autre. Or Prouvé ne destine pas ces constructions à un usage unique. Mais on peut aussi considérer la fonction du point de vue de l’étape de la construction.

 

Sans négliger l’usage du bâtiment, Prouvé pense aux moyens mis en oeuvre pour sa  construction. Reichlin parle ainsi d’un «fonctionnalisme synergétique» pour qualifier cet ensemble de paramètres que Prouvé prend en compte. Il ne faut donc pas voir la

place prépondérante que prennent les machines comme une limite aux projets qu’il élabore. De la même manière que les architectes fonctionnels tiennent compte de l’usage auquel leurs constructions doivent répondre, Prouvé conditionne ses projets d’après ce que ses machines sont en mesure de réaliser. mais au contraire ce qui lui permet de toujours rester en lien avec leur future réalisation.