PETIT. Prouvé  Concevoir une architecture mobile 6/8

Si la production de Prouvé se caractérise entre autres par sa grande diversité, elle n’en est pas moins extrêmement cohérente. Elle traduit les choix esthétiques, techniques et sociaux du constructeur nancéien. Parmi eux la mobilité s’impose avec constance.  Mais il ne s’agit pas simplement de constater que son travail concerne à la fois la construction de meubles et celle de bâtiments. La mobilité relève de la technique, mais elle interroge aussi la nature de ses oeuvres. Nous verrons en quoi elle relève du choix d’un artiste et pas uniquement de celui d’un constructeur.

 

 

Extrait de mémoire Master II en Esthétique et philosophie de l’art. Novembre 2016



Une mobilité évoquée par la forme

 

Penser des habitations comme des structures déplaçables, pouvant être montées et démontées à la guise de ses occupants, est déjà dans l’air du temps lorsque Prouvé lance ses propres productions. Ce qui le caractérise en revanche, et qu’on nomme ici mobilité, est cette recherche permanente du mouvement, qu’il soit effectif ou simplement figuré. Si elle est pour le constructeur un défi technique qui influe sur ses choix de production, car on ne produit pas une habitation déplaçable comme une habitation fixe, elle relève également du choix de l’artiste. Mais la mobilité peut n’être qu’induite, et naître dans le regard du spectateur, car certaines formes lui rappellent l’idée de mouvement. Cette duplicité de la mobilité nous invite à nous interroger sur la nature de telles oeuvres, puisqu’elles introduisent, d’une façon ou d’une autre, du mobile dans l’immobile. Si cette mobilité peut être synonyme de vitesse, dans le mesure où ses habitations peuvent être rapidement montées et démontées, il ne s’agit cependant pas d’habitations mobiles. Elles ne sont pas déplaçables en tant que telles. La création d’oeuvres aux formes aérodynamiques ne semble donc pas justifiée par une contrainte technique à résoudre.

 

 

 

 

Tout semble guider le regard du spectateur des oeuvres de Prouvé vers l’idée de mobilité. Elles peuvent lui rappeler des avions ou des automobiles, par des formes distinctes telles que des ailes. Elles font alors clairement référence à des éléments existants, conçus pour se mouvoir. Mais ses oeuvres inspirent également une impression de mobilité, par une recherche de légèreté et d’élan dans leur aspect, sans forcement se référer à un moyen de transport quelconque. Dans tous les cas, il s’agit d’utiliser des formes aérodynamiques pour créer des éléments statiques, ne se mouvant pas par eux-mêmes.

 

 

Ce passage d’une mobilité effective à un simple goût pour la forme n’est cependant pas inédit. Le mouvement Streamline est né aux Etats-Unis dans les années 1930 de la construction de trains. Dans le souci de gagner en vitesse, mais également de marquer visuellement l’esprit de ses passagers, les grandes compagnies de chemins de fer font appel à des designers afin de changer l’aspect de leurs locomotives. La S1 qu’imagine Raymond Loewy pour la Pennsylvania Railroad en 1939 est rapidement identifiable visuellement. Si ces locomotives gagnent en performance, elles s’imposent surtout par leurs lignes futuristes. Leur succès poussera leurs créateurs à appliquer ce nouveau design à d’autres supports très éloignés du domaine ferroviaire.

 

 

On imagine alors des postes de radios, des appareils électroménagers voire des meubles en reprenant ces nouvelles formes. On remarque ainsi que ce mouvement est issu d’une mobilité réelle. Le Streamline appliqué à d’autres objects partage donc avec le travail de Prouvé cette idée de mouvement. Cependant le Streamline véhicule davantage le culte de la machine et du progrès, mettant en valeur ses formes par des volumes arrondies et des courbes. On retrouve même ces caractéristiques visuelles dans des objets pourtant dépourvus de moteurs, comme la carafe de Henri Dreyfuss (Fig. 14 ). La répétition des lignes figure le déplacement rapide, impossible à suivre du regard, comme sur la locomotive de Loewy s’élançant à toute vitesse à travers la plaine. Le travail de Prouvé s’inspire également de la vitesse mais évoque un mouvement plus aérien. Il ne multiplie pas les éléments de décoration, au contraire. Il cherche à épurer au maximum ses constructions. Le train ne l’a d’ailleurs jamais inspiré. En revanche, en imaginant des stations-service déplaçables au gré de la construction des routes, on comprend que ce qui lui plaît dans l’automobile est bien sa mobilité quasiment infinie, mobilité qu’il tente de retrouver dans ses oeuvres.

 

 

Même si elle est involontaire, cette suggestion du mouvement est également née de formes immédiatement reconnaissables, directement issues des moyens de transport. Le hublot se retrouve par exemple à de nombreuses reprises dans son travail. Il est utilisé pour les mêmes raisons que dans les avions ou les bateaux, à savoir pour apporter de la lumière là où il n’y aurait pas forcement la possibilité de poser une fenêtre. Or les contraintes ne sont pas les mêmes. Il s’agit dans le domaine de la navigation de ne pas trop exposer le verre à la force des vagues. Ce choix est dans ce cas dicté par la nécessité du mouvement. Jean Prouvé applique pourtant cette solution à ses habitations. La mobilité est alors suggérée par cet élément propre aux transports. Par ailleurs, dans certains travaux, le spectateur peut parfois avoir l’impression de voir des ailes d’avions. Il ne s’agit pas de clairement reconnaître des ailes se faisant face, mais plutôt d’en entrevoir l’esquisse, comme dans son bureau d’écoliers de 1952. Le meuble semble à peine toucher le sol, comme si deux paires d’ailes s’apprêtaient à décoller. Si d’une part on peut penser à la forme d’un avion, on peut également entrevoir une éventuelle mobilité effective de la table, prête à être déplacée sans trop d’effort du fait de sa légèreté.

 

 

Les oeuvres de Prouvé ne se contentent donc pas de répéter des motifs connus rappelant la mobilité. Par elles-mêmes, elle font croire au mouvement. Si l’on peut effectivement déplacer des éléments par nature mobiliers, ils ne se déplacent cependant pas d’eux-mêmes. Or c’est ce que certaines pièces tendent à nous faire croire. On a déjà pu comparer les pieds de ses tables à des jambes de ballerines, prêtes à s’élancer. Cette comparaison n’est pas fortuite lorsque l’on observe un modèle comme le bureau Compas de 1950. L’empiètement est en retrait, en décalage par rapport au centre de la table. Il donne l’impression d’un équilibre précaire, comme si un mouvement était en train de s’accomplir. Or le meuble pouvant effectivement être déplacé, l’idée de mobilité n’est pas ici trop déconcertante pour le spectateur. En revanche lorsqu’il s’agit de retrouver pareils éléments dans des constructions ayant elles aussi vocation à être déplacées, ils peuvent susciter une interrogation. Cette perspective peut aider le public, potentiel acquéreur, à penser une habitation nomade. Si aprèsguerre, l’Etat commande à Prouvé des maisons provisoires, ce dernier les conçoit comme faites pour durer. Il s’agit donc de changer de vision quand à l’habitat, qui peut ne plus être lié définitivement à un lieu. Les formes suggérant la mobilité se font ainsi le reflet d’une vitesse fantasmée, mais également d’un nécessaire mouvement.