THIBAULT. Bowie l'avant-garde2. Rencontre.

 Un artiste musical qui pense les images !?

Dialogue avec le talentueux auteur de "Bowie l'avant-garde"

 

Entretien avec Franck Senaud. Juillet 2016



 

FS:

Votre premier livre est La Trilogie Bowie-Eno ? Qu'est-ce qui vous a amené à choisir ce sujet ?

 

MT:

 

J'ai découvert la musique de David Bowie par l'intermédiaire du post-punk, la période 1978-1981 durant laquelle de nombreux groupes anglais et américains nés sur les cendres du punk se sont mis à expérimenter avec le studio, les structures et les textures synthétiques. Les albums de Magazine, Siouxsie & The Banshees, Joy Division ou PiL m'ont beaucoup marqué à ce titre. En lisant divers ouvrages consacrés au genre, notamment celui de Simon Reynolds, je me suis rendu compte que beaucoup d'entre eux faisaient référence au parcours de Bowie, soit par le look dérivé de sa période glam, soit par les expérimentations sonores (notamment le son de batterie avec un effet de pitch présent sur Low ou l'usage de synthétiseurs pour créer des paysages contemplatifs au caractère froid, voire industriel). Même si je connaissais les singles glam de Bowie comme "Life On Mars?" ou "Starman", sans les apprécier à leur juste valeur, j'ai franchi le pas avec Low, puis "Heroes", soit les deux premiers albums d'une trilogie dite "Berlinoise". En fait, seul "Heroes" est né intégralement dans les studios Hansa de Berlin, mais les trois albums partagent une esthétique commune grâce à un assemblage de collaborateurs : l'auto-proclamé "non-musicien", auparavant membre de Roxy Music et depuis créateur de l'ambient, Brian Eno, le producteur Tony Visconti et la section rythmique afro-américaine de Carlos Alomar, Dennis Davis et George Murray.

 

Dès le départ, il m'a semblé important de choisir un sujet de mémoire qui porterait sur des œuvres de rock (le rock expérimental étant souvent oublié au profit du rock progressif ou du métal, des genres plus virtuoses dans le jeu instrumental), qui me passionnent et qui montrent suffisamment de richesses dans les compositions, les arrangements et la production pour en proposer des analyses dignes d'intérêt. Cette période de collaboration entre Bowie et Eno représente les artistes à leur stade le plus passionnant, à mon avis, puisque Low, "Heroes" et Lodger métissent les éléments classiques d'une chanson rock (instrumentation guitare, basse, batterie, énergie frondeuse, groove binaire) tout en les métissant avec des influences funk et disco, des textures électroniques et une science empirique de la composition.

Beaucoup de chansons naissent de jams éditées en postproduction par Tony Visconti, pour accueillir ensuite divers overdubs. Bowie et Eno ont recours à des Stratégies Obliques, un jeu de cartes ésotériques permettant de dévier d'une impasse artistique. Bref, ces albums fournissent beaucoup d'éléments d'analyse et se détachent du format pop et rock conventionnel, même si Bowie reste affilié à ces genres. Le sujet m'a semblé idéal, il alliait ma passion pour le rock et une potentielle richesse dans l'analyse musicale.

 

 

FS:
Le sujet permet aussi d'aborder l'impact et le jeu avec les images: votre travail sur Bowie est très intéressant de ce point de vue (rôle de super héros décalés, esthétique du music hall, influence des comics) dès votre première partie: quel rapport Bowie entretient-il avec les images à ses débuts ?

MT:
Même si, dès les débuts avec ses premières formations (les Kon-Rads, Manish Boys ou Lower Third), Bowie imagine des costumes scéniques accordés entre les musiciens, rien ne le distingue réellement des jeunes mods du milieu des années soixante, ni dans la musique, ni dans le rapport à l'image. Il cultive néanmoins l'ambition d'être au devant de la scène et d'utiliser tous les moyens artistiques et de communication pour y arriver.

Il franchit un véritable pas fin 1967, soit quelques mois après la sortie de son premier album solo, en rencontrant le chorégraphe et mime Lindsay Kemp qui l'initie aux arts du théâtre, en l'engageant notamment dans sa pièce Pierrot In Turquoise. Outre la gestuelle théâtrale, Bowie apprend à se costumer, à se maquiller et à incarner des personnages. Même s'il lui faudra plusieurs années pour se réapproprier ces disciplines, c'est un premier pas vers la création du personnage glam de Ziggy Stardust.

À partir de l'album Hunky Dory, le premier d'une trilogie glam rock, l'influence d'Andy Warhol se fait plus largement sentir dans le rapport à la célébrité et l'approche postmoderne des arts, sans distinction savante/populaire, ni frontière disciplinaire. Les influences de Bowie deviennent donc de plus en plus diverses et puisent, notamment, dans les arts visuels (le cinéma de Stanley Kubrick ou le théâtre japonais Kabuki par exemple).

Associées à la pratique du mime, aux costumes, au maquillage, aux mythes du rock, elles donnent naissance à la superstar glam Ziggy Stardust/Aladdin Sane des années 1972 et 1973 qui marqueront la culture populaire. Bowie ne cessera ensuite de se réinventer, accompagnant systématiquement chaque esthétique musicale d'une nouvelle image.

Même les années "anonymes" à Berlin le verront adopter une image adulte, certes moins flamboyante, mais aussi réfléchie.