Entretien 3/3 avec Fabrice Pataut à propos de son roman Reconquêtes (Pierre-Guillaume de Roux, 2011). L'exil, le nommer, l'optimisme, Welty et Nabokov. On ne s'arrêterait plus de l'écouter...



Panorama Tel Aviv

 

Franck Senaud



Est-ce que tu trouves le livre optimiste avec toute cette noirceur — ou plutôt malgré sa noirceur? Ta réponse précédente va loin ; elle me pose problème.

Est-ce un mélange d’optimisme et de noirceur qui te permet de dire d’un état d’esprit qu’il est américain?


 

F. P.

 

Il faut qu’il y ait de la noirceur pour qu’il y ait de l’optimisme. C’est comme la peur avec le courage. Sans peur à surmonter, pas de courage qui tienne. Là aussi, sans noirceur, pas d’optimisme, ni même de confiance, aussi ténue soit-elle.

Où donc se trouve la noirceur dans Reconquêtes? Au premier chef dans la mort de Lewis. C’est la noirceur récurrente, vraie, fidèle et indélébile, qui ne s’en va jamais et trace un profond sillon. Mais elle est également dans le mensonge de Drambuse et, dans une moindre mesure, dans la bêtise de Dennis.

Et l’optimisme? Voilà une question beaucoup plus difficile. Ma réponse sur ce point est on ne peut moins équivoque. L’optimisme vient de Rachel. Entièrement de là. Rachel démontre mieux que quiconque à quel point l’optimisme ne peut s’opposer aussi facilement à la tristesse, ni même à l’angoisse. Les deux vont de pair. Le sel dudit optimisme, mais aussi son côté fantasque et, pour tout avouer, un rien ridicule, vient du fait que Rachel va de l’avant. C’est que Rachel, contrairement aux apparences, prend son temps. C’est une femme confiante et précise, que rien ne saurait précipiter.

 

Fabrice Pataut


La question que tu poses me rappelle que le premier chapitre du livre avait d’abord été publié de manière indépendante sous forme de nouvelle. («Dexter», Travioles, Hiver 2008-Printemps 2009, pp. 79-82.) J’avais adapté le début de ce qui allait devenir un roman de manière que le texte ait une chute qui lui soit propre.

Au terme de ces cinq pages, on ne doute pas un seul instant que Dexter a mis le doigt sur une supercherie, une filouterie concoctée de toutes pièces par une certaine Dorothy Cunningham dont on ne sait encore pas grand chose. Ce qui est plus important encore est qu’on pressent qu’elle réussira dans son entreprise. Et note bien qu’une fois qu’elle a effectivement réussi, ailleurs que dans la nouvelle, tout à la fin du roman publié trois ans plus tard, elle émigre chez Vladimir alors que Rachel et Dexter se retrouvent dans la chambre qu’elle a autrefois partagée avec Dennis. Il y a une boucle, mais une boucle optimiste malgré la répétition.

C’est à la fois l’éternel retour de Dorothée (orthographe française) et la réussite de Rachel, la femme qui va de l’avant.

Il y a comme une osmose.

 

Quant à l’état d’esprit américain, c’est encore une autre affaire.

Car il y a un esprit excessivement noir (Poe, Lovecraft, qui sont la noirceur même, bien plus noirs que Baudelaire ou Bernanos n’ont jamais été) ; mais aussi un esprit léger face aux choses les plus graves (O’Henry, Capote) ; un esprit métaphysique (Melville, Faulkner), mais aussi un esprit à la fois sombre et analytique (McCullers).

Il y a tout cela, bien sûr, mais aussi un amour des gens avec tous leurs merveilleux petits défauts, leur âme imparfaite, leurs tics personnels et sociaux (Welty), qui est une autre manière encore de célébrer la noirceur.

Et là, je m’arrête volontiers car Welty est à mon sens une des plus grandes stylistes américaines, une auteure d’une immense générosité, en parfaite empathie avec ses personnages et par ailleurs éminemment secrète. Oui, plus encore que de l’intimité, c’est du secret que nous avons en partage avec Welty, avec sa part de noirceur qu’il nous faut précisément deviner sous cette générosité tellement franche, ouverte, humaine.

Welty

 

F. S.


Ta réponse me rappelle un mot d’Amin Maalouf à propos de l’exil (du Liban vers la France, dans son cas). Maalouf disait que son pays était la littérature, qu’il ne sentait finalement que ce pays-là.

Au vu de ce que tu connais et aime de la littérature américaine et de son histoire, de ce que l’on pressent ici dans tes propos et aussi dans Reconquêtes, pourrait-on dire que cette littérature fait de ta part l’objet d’une reconquête?

 

 

F. P.

 

Non, ou alors il faudrait que je me sois égaré par prétention. Non, je me suis senti aussi bien dans Reconquêtes qu’il est possible de l’être quand on écrit, c’est-à-dire plutôt mal à l’aise à force d’insatisfaction.

J’ai laissé divers éléments du patchwork américain faire leur travail. Mais je n’irai pas jusqu’à dire que je me sens chez moi dans un pays qui est la littérature avec un grand L ; il y a un grand nombre d’oeuvres dans ce pays-là qui m’indiffèrent, avec lesquelles je ne me sens aucune affinité.

Cela dit, puisqu’il est question des États-Unis, je pense que la littérature américaine est incroyablement variée et vivante. On y trouve des oeuvres extrêmement ambitieuses et d’une très grande complexité formelle (Gaddis, Pynchon, Foster Wallace), des oeuvres structurellement plus simples mais — pour faire court — émotionnellement complexes (Morrison, DeLillo), une littérature populaire de très haute qualité depuis O’Henry et Chester Himes.

Aujourd’hui, nous avons la graphic fiction qui a des antécédants prestigieux dans Lynd Ward et des représentants contemporains uniques comme Seth et Joe Brainard.

Et puis il y a les apports étrangers qui l’enrichissent, et là le cas de Nabokov est je crois emblématique ; unique, bien sûr, parce que son oeuvre est unique. Mais il reste néanmoins tout à fait typique de sa très grande ouverture que la littérature américaine (et plus généralement anglophone) l’ait accueilli avec autant d’enthousiasme.

Aucun écrivain américain n’aurait pu écrire Lolita, Feu pâle ou Regarde, regarde les arlequins!

 L’idiome de ces livres est très particulier, il enrichit la langue anglaise, et pourtant cet idiome nabokovien, né du russe, de l’anglais acquis à Cambridge et de son travail de traducteur du russe vers l’anglais (Pouchkine, Lermontov) n’est pas un idiome qui vient de l’extérieur.

Pour traduire Eugène Onéguine, Nabokov a emprunté à Byron, que Pouchkine avait lui-même retravaillé en russe. Le va-et-vient est constant.

 

Et puis il y a l’exil ; I’m as American as apple pie, disait Nabokov. Sans aucun doute.

 

Pour finir modestement avec Reconquêtes, je reviendrai sur l’optimisme dont nous parlions tout à l’heure, qui est une composante essentielle de l’exil vers le sol américain.

L’optimisme est dans les noms. Prenons celui de l’homme par qui le scandale arrive : Dexter. Quel nom magnifique. L’adjectif, pour commencer. L’homme dexter, c’est l’homme bien disposé, celui qui est favorable à un bon projet (Quintilien), mais aussi celui qui a de l’adresse (Virgile). Plus prosaïquement, est dexter ce qui est du côté opposé au coeur (Cicéron), lequel est toujours quant à lui du côté sinister, toujours à gauche et prêt à faire le bien, mais aussi à nous lâcher au moment où nous en avons le plus besoin. Une amusante coïncidence, n’estce pas?

Alors, pourquoi pas un homme qui ne soit pas seulement dexter, mais qui soit, pleinement et littéralement, Dexter? C’est ça, Reconquêtes.