PLISSART. Entretien3. LE CADRE

 

Entre ce qui est dans l'image et ce qui est sur les bords, Marie Françoise PLISSART réunit champ et hors-champ d'une façon prodigieuse.

 

Un entretien avec Franck Senaud.



Franck : Il y a quelque chose qui m’intrigue dans votre travail, vous avez tendance à tordre les perspectives, à les ouvrir, à avoir quelque chose d’assez large. On arrive à avoir beaucoup de détails en même temps sans être perdu, on a l’impression que vous voulez attraper tout ce qui est hors champ, que tout ce qui est au bord du cadre vous ennuie, que vous avez envie d’attraper de chaque côté de plus en plus. C’est vrai que je peux m’attarder sur des éléments, et en même temps vous montrez quelque chose qui se continue après comme n’importe quelle représentation mais on dirait que cette coupure vous ennuie.

C’est ce que je n’arrive pas à deviner : est-ce par envie de connaitre ou de faire connaitre ce qui entoure l'image. Votre photo s’enrichit de ce hors champ, de ce qui se passe à côté et qui n’est pas dedans. Il y a une composition, une géométrie mais, en même temps, il y a toujours des tensions en fait, des tensions visuelles entre les éléments qui ouvre des espaces.

Plissart : C’est ce que j’essaye de faire.

 

Franck : Je me suis dit que vous n'aviez souvent pas d’horizon, ou alors justement il était assez bas ou assez haut, et pourtant il y en a un.

Plissart : Ce n’est pas la même technique ici et à « Mons ». Ici je suis très haut, je suis à la chambre technique et je la mets à l’envers. Ici toutes les lignes sont parallèles. C’est le contraire de tricher.

Franck : Justement ce n’est pas l’aspect technique que je regarde ici. Vous voyez cette image est presque statique et, en même temps, les personnages sont en train de s’en aller ou de revenir. On a l’impression que vous voulez convoquer beaucoup de hors champ dans votre image, peut-être pour l’enrichir.

 

Hier, j’ai vu à Bruxelles, une exposition sur les miniatures flamandes, votre image a un côté à la Bosch, mais ce serait une erreur de dire que ça a un côté « Où est Charlie » : ce ne sont pas les petits bonhommes où chacun fait son histoire. Il y a une espèce de structuration générale, une ligne d’horizon, des lignes de forces qui sont très présentes dans ce que vous faites, même dans des choses statiques comme celle-ci. Soit par la déformation optique, soit en allant chercher des choses dans les angles, dans les coins, vous faites venir de l’histoire supplémentaire à l'intérieur de l'image, pour l'animer. Les éléments anecdotiques participent à structurer l’ensemble visuel. D’habitude c’est l’inverse, si je fais un portrait, tous les éléments autour du visage vont flécher vers le portrait. Vous avez l’air d’une sorte de metteur en scène, vous faites s’orienter les éléments anecdotiques pour qu’ils flèchent vers une structure visuelle.

Plissart : J’ai vraiment du mal à dire des choses sur le « comment on cadre ». Mais quand je suis quelque part, c’est très clair pour moi : comment je vais faire le cadre. Je sais ce qui m’intéresse et ce qui ne m’intéresse pas ; Mais je ne peux pas toujours le formuler.

 

 

 

Franck : Déjà il y a un élément qui allait très bien avec les villes, pas d’exotisme. Sur une image comme celle-là, ça doit être p 43, ça c’est une image des plus périlleuses à faire. Quand on voit ce que vous arrivez à faire là, on se dit que ça valait le coup d’aller sur du portrait, car c’est une sorte de chose abstraite et en même temps un portrait. Vous évitez déjà cet anecdotique quand vous cadrez.

Plissart : j’essaye de toutes mes forces de l’éviter.

Franck : Sur le paysage de Kinshasa, vous évitez encore plus l’exotisme. Vous dites « je ne sais pas cadrer » mais quand même … 

Plissart : Non je ne dis pas que je ne sais pas cadrer ! Je dis que je ne sais pas ce qu’il se passe quand je cadre.

Je pense que je sais très bien ce que je veux, mais je ne sais pas formuler ce qu’il se passe. Alors pour l’image des chevaux, ce qui m’intéresse toujours : c’est comment les gens s’agencent ensemble. Et donc ici j’ai l’impression de tomber sur une communauté, ces cinq chevaux qui sont là, qui sont vraiment réunis ensemble. C’est ce qui m’intéresse, comment, dans une image, tout est réuni. Comment l’image est solide, comment tous les éléments se créent de façon solidaire, telle l’affiche de Kinshasa.

Et donc çà se croise et, tout à coup, l’image a une évidence totale.

 


Franck : Quand vous etes ici vous choisissez une point de vue et vous attendez, comme à la pêche ?

Plissart : C’est ça que j’aime dans la photo c’est qu’il faut agir au quart de tour. Quand vous faites une photo comme celle-là, vous avez le droit à très peu de temps. Vous êtes sur vos connaissances, vos acquis, car vous n’avez pas le temps de dire « c’est ceci, c’est cela ». Je suis nourrie par les livres, je lis de la littérature, des essais, je ne regarde pas les livres de photo et c’est la littérature qui me guide.

Il se trouve que j’adore les chevaux de traie. Je sais qu’il y a des chevaux de traie à la fête folklorique le « doudou » et je veux les trouver. Cela me prend un temps fou pour tomber dessus. Finalement, je tombe sur le fermier qui a les chevaux de traie, j’y vais trois, quatre fois car il n’est pas là, c’est un vieux monsieur qui a 80 ans. Et finalement à force d’y retourner, j’ai un rendez-vous. Je le vois, et quand j’arrive c’est la fin de la journée, il fait froid, je lui demande si je peux voir ses chevaux. Et il me dit « allez venez ». Et il ne se passe rien, j’ai mon appareil sur le dos. Il m’amène, ça dure 2 secondes et on revient. C’est donc très peu de temps pour moi. J’essaye toujours de voir les chevaux, et à ce moment-là, j’étais au bon endroit. Je suis contente, j’ai fait tout ce chemin et j’ai cette photo. C’est comme s’ils étaient reliés, c’est un ballet.


 

Franck : C’est pour cela que je vous disais, les lignes de force visuelles concourent à rassembler les éléments sans que ce soit une signification intellectuelle qui structure.

Plissart : Ca m’intéresse de ne pas les mettre en scène. Je trouve ça beaucoup plus intéressant de prendre ce qui advient, parce que c’est plus riche, sinon vous allez projeter sur une réalité que vous ne connaissez pas. Si je disais aux chevaux mettez-vous là et là, pensez tout ce que je vais perdre ! Puisque les chevaux entre eux ont déjà des choses à raconter, ils vont se mettre d’une certaine façon. Si moi je les mets en scène, ça va être pauvre. Il y a des fois où je peux faire une mise en scène riche, mais la plupart du temps, quand un photographe va sur un lieu, il y a déjà une vie qui existe, qui est forcément plus riche que tout ce que l’on peut plaquer dessus.

 

Mais j’ai fait des mises en scène. Parfois on doit en faire.

Franck : Un exemple d’inter-relation non convenue, page 99, quand vous faites ça vous jouez de votre relation, ils ne sont pas mis en scène.

Plissart : C’est vraiment une photo dont je suis très contente. J’ai eu beaucoup de plaisir. Tout d’un coup je vois ça, je n’aime pas beaucoup les explications, mais je vais vous dire ce que je voyais, vraiment ici c’est la nature qui déborde. On n’arrête pas d’essayer de la contenir. Ici on coupe, ces arbres sont taillés à mort chaque année, c’est une allée qui mène à l’église. Ici c’est l’esprit public et l’esprit privé. Et tout le monde essaye de retenir la nature, mais on n’y arrive pas. On y arrive un peu. C’est ça que j’ai vu.

Franck : Vous choisissez le format carré dès le début ?

Plissart : Il y a plusieurs formats dans ce livre.

J’ai plusieurs appareils, carrés, 6x7, 24x36. J’ai toute sorte de rapport. J’ai pris du carré parce qu’au début je faisais des romans photo.

 

Je n’ai pas toujours fait du carré, mon premier livre était en 4,5/6, parfois l’image était horizontale et devenait verticale, tandis que quand j’avais un carré je pouvais faire aussi des horizontales, c’était vraiment l’idée de recadrer, car les photos dans les romans photo sont vraiment recadrées. Les romans photos ça commence à faire loin, le dernier que j’ai fait c’était en 1985.

Maintenant je suis dans le carré parce que j’aime vraiment ça. J’aime bien aussi le 6x7. J’aime bien le rapport 24x30.

 

Franck : Le carré joue sur l’enfermement, l’égale distance entre les bords accentue le côté « contenu ». Vous n’avez pas choisi un panoramique.

Plissart : Je cherche une évidence, que l’on ait besoin de la photo. Il faut qu’une photo soit nécessaire et que l’on puisse même pas s’en passer : que ce que l'on voit est incontournable et que ça devait exister. Et là il y a quelque chose de ça dans cette image-là.

Franck : Quand vous vous êtes promenée à pied à cet endroit-là,

Plissart : Je marche, je regarde tout le temps, c’est pourtant rare que je vois quelque chose à photographier.

Ici j’ai vu Encadrement les punitions aussi à Kinshasa. C’est une photo que j’aime beaucoup. Ca raconte plein de choses pour moi, ça raconte aussi l’histoire, l’encadrement, la colonisation, les punitions.

Et laisser tout ce blanc et ce tableau rayé. Ca parle de leur histoire à eux, ça parle même de mon histoire à moi. Et ça pousse à les joindre.

Franck : Elle est tellement évidente cette photo. Est-ce que ça ne vous met pas mal à l’aise de savoir où poser votre appareil ? Parce que Sur nos arbres posés c’est à vous d’aller chercher ce cadre, alors qu'ici la photo est tellement donnée…

Plissart : Non maintenant elle est donnée, parce qu’elle est là. Je suis fière de l’avoir trouvée quand même.