PATAUT. Entretien. A propos des événements

 

Ce qu’on éprouve à la découverte de l’événement-clé constitue-t-il le récit? Une question simple qu'un romancier et philosophe du langage comme Fabrice PATAUT peut aborder avec nous...

Laissez-vous emporter.


Entretien Franck Senaud



Franck Senaud :
Dans tes romans et nouvelles, les événements passés perturbent à la fois le passé et le futur. Le lecteur fait l’épreuve (le mot est pesé), à rebours, à la manière d’un enquêteur, de ce que l’événement a fabriqué. Est-ce ainsi que tu perçois les choses? Je pense en particulier à En haut des marches.

 

 

Fabrice Pataut:


Dans En haut des marches, c’est une rencontre avec une jeune femme qui dévoile au jeune adolescent sa véritable nature, notamment sa manière particulière de vouloir être désiré, à savoir par des hommes en tant que femme plutôt qu’en tant qu’homme, et qui conduit à son changement de sexe. En ce sens, le lecteur, qui ignore au départ le véritable sexe de la personne qui revient sur son passé fait, comme tu dis, l’épreuve, à rebours, de ce dévoilement. Le lecteur découvre petit à petit l’identité du narrateur. Cela a nécessité des arrangements techniques plutôt délicats avec les pronoms, afin de ne rien dévoiler avant, disons, le deuxième tiers du livre.

Dans Aloysius, nous avons affaire à un cas de substitution. L’histoire est racontée du point de vue de celui qu’on a laissé de côté, qu’on a cru mort ou voulut croire mort et qu’on a, du coup, abandonné pour le remplacer par un autre qui porte son nom et assume son identité. Là aussi, le lecteur fait une épreuve, cette fois-ci celle de la substitution et de ses conséquences — plus lentement que la précédente parce que le livre est plus long. Et puis, à la différence d’Antoine dans En haut des marches, qui fait un choix, la réalité est imposée à Aloysius de l’extérieur, dans les circonstances historiques particulières de la guerre d’Espagne et de la seconde guerre mondiale.

Dans « Harper’s Bazar » (dans Le Cas Perenfeld), nous sommes, je crois, dans un véritable cas de perturbation. Nous apprenons quelque chose sur le passé lointain de Madame Epstein, quelque chose de terrible qui est présenté à la manière dont la scène du meurtre est présentée dans le Marnie de Hitchcock. En tout cas, cette scène m’est revenue à la mémoire au fur et à mesure que j’ai écrit et corrigé le texte. C’est une scène remarquable. Son utilisation à des fins psychanalytiques reste extrêmement naïve, comme souvent chez Hitchcock, mais peu importe. Ce qui compte est la manière dont le sépia, très fonçé, contraste avec le Technicolor acidulé du film. Là aussi, dans la nouvelle, nous changeons de registre: nous avons soupçonné jusqu’à un certain point que le malaise de madame Epstein se rapporte à quelque chose qui va bien au-delà du genre de soucis professionnels qui font surface au bureau. Lorsque nous apprenons ce dont il s’agit, nous savons que  le futur s’en trouvera transformé, notamment — par une sorte de transfert — celui de mademoiselle Collins, qui est venue voir madame Epstein pour un rendez-vous et ressortira différente de cette épreuve (là aussi le mot est pesé).
Quant à l’enquêteur, je pense que Tennis, socquettes et abandon est celui des quatre romans qui peut vraiment se lire comme une sorte de roman policier, bien qu’il ne se plie pas aux codes du genre. Peut-être s’agit-il plutôt d’une description des pérégrinations d’un détective anonyme qui mène son enquête. « Heureux dénouement », dans Le Cas Perenfeld, est une parodie du genre de résultat auquel on peut parvenir au terme d’une  reconstruction analytique, au terme d’un travail qu’on dit précisément « de détective »: on part d’un détail minuscule pour retrouver par déduction une situation d’ensemble.

F. S.
D’où ma question : est-ce qu’on évalue un événement à ce qu’on éprouve? Est-ce cela qui, dans tes livres, constitue le récit? Est-ce la compréhension de l’événement?

F. P.
L’événement ou les événements-clés dont le lecteur prend connaissance grâce à une rétrospection imposée par le déroulement du récit peuvent bien sûr susciter des réactions très différentes. C’est la deuxième question qui est embarrassante, la question sur la constitution.
Ce qu’on éprouve à la découverte de l’événement-clé (la rencontre avec la jeune fille dans En haut des marches, l’accident de bateau dans Aloysius, etc…) constitue-t-il le récit? Si c’était le cas, le récit pourrait être identifié à l’ensemble des réactions que la scène initiale suscite — pour reprendre les mots très justes choisis par Olivier Mony à propos de En haut des marches.

Mais cet ensemble est ouvert, potentiellement infini : autant de lecteurs, autant de manières d’éprouver et, du coup, autant de récits. Je crois à ce propos que l’idée qu’il y ait plus d’un Alosyius, ou plus d’un « Heureux dénouement », etc… est erronée. On évalue, bien sûr, un événement fictionnel en termes de ce qu’on ressent. Si rien n’est éprouvé, le texte est resté, comme on dit, lettre morte.

Mais on ne peut conclure de là qu’il y a autant de récits que de lecteurs.


Le récit tel que je le conçois dans les nouvelles et les romans prend corps à la faveur d’une certaine rigidité. Une fois que l’histoire est sur le papier, un certain nombre de pistes, de possibilités — et même d’égarements, pourquoi pas — s’annulent d’eux-mêmes. D’autres, bien sûr, font surface, mais le lecteur, pas plus que l’auteur, ne sont ici entièrement libres. Il y a des interdits et des impératifs. Il y a des lectures erronées au sens où un lecteur peut réagir au texte de manière inappropriée, où bien ne pas réagir alors qu’il le devrait.

Il en est de l’épreuve que chacun peut faire de l’événement-clé ou de la scène initiale comme des émotions morales telles la haine, la colère ou l’envie: il peut être approprié ou non de les éprouver. Il y a d’ailleurs, dans les romans comme dans les nouvelles, un point fixe qui impose au contraire qu’une émotion particulière s’empare de nous. C’est presque toujours — je le dis sans emphase — le moment où le cœur se déchire. Et là, il faut que l’événement livre sa charge émotionnelle. Il suffit parfois d’un mot, d’une ponctuation, d’un silence.


Un dernier point: aucun de mes récits n’est linéaire. Aucune n’avance. Au contraire. On recule sans cesse. On revient en arrière, on retourne aux origines, et lorsque l’on fait cela, mieux vaut être prudent avec les mots.  Surtout s’il faut que le dégoût ou la consternation ne nous laisse aucun choix. « Derme, épiderme, pachyderme » en offre un bon exemple.