Philippe ROCH

Le fleuve. Texte inédit


Si bien le fleuve qu’on avait l’eau à l’âme liquéfiante… Là-bas… Bien loin au prix des ouies… Et l’écho d’eau des choses…

On n’avait rien d’autres, à certaines heures, dans mes blasons d’enfant, que ce sillon perdu enfoui de béton, et qu’il fallait trouver, immobile, et d’un toucher à inventer. Il y avait soudain comme l’intime d’une caresse invisible, sans bouger, bouger jamais, et l’érection souple et longue d’une présence, à dos rond renversé, charriant dans les vents durs la pleine odeur, enfin, des mers éblouies.

C’était mon fleuve…

 

Dans les vents dominants, il était plus là qu’autan ou sud. Nous étions d’ouest. Il nous soufflait alors l’embrun mouillé des libertés courus sous zéphyrs, les humides parties d’eau seules embrouillées d’elles dans raz océaniques, déserts concentrés à leurs violences… uniques.

Elles aimaient, les filles d’eau, chacune à mon nom enroulées dans leurs paumes rejointes qui me soulevaient des vagues. Je connaissais une à une. Et chacune, pour ensemble convenir et venir ensemble à jouir d’eau. Et moi.

 

Vers sept heures, à pointe d’aube et sur les pieds, borne d’aurore dans le café, par la fenêtre lavée du noir épais, des auréoles de brume glissant de gouttelettes grasses, le grondement d’ouest remonte… ou un bourdonnement étonnamment ouaté des brouillards… des clinquements qui étincèlent dans les éclats d’eau portés de brumes… bourrasques et les bruits tombent… on frissonne, il faudra sortir et le fleuve, la grande lèvre d’ombre promet le vent, l’esprit et l’eau…

Rêveries… mouettes, quelques, rasent le moutonnement… gracieux. Il pleure des yeux le froid vigoureux. La coupole derrière verdie d’eau. Austères pans de façade sur pans de vents ouverts. Semant de mousse la masse des pierres perlées de longs balcons forgés. Soucieuse, la Loire, aujourd’hui. Pourquoi ? Triste aussi. Il n’y a plus de bateaux. Plus ces tout petits chalutiers disparaissant sous la hauteur des quais aux anciens trois mâts. Dans la houle grise, ils partaient tout nets creuser l’eau pour moissonner de la civelle. Les mouettes en ballet criaient mon enthousiasme.

Rien. Déserts les grands quais. Muette la capitainerie. Dans un méandre, on l’a posée là, seule. On ne voit personne. Est-ce qu’il y a encore quelqu’un qui veille ? En face, bornés, les chantiers navals pendent à leur ennui et lâchent dans l’eau la rouille de leurs dernières grues, à grands bras désoeuvrés.

 

Aux Amériques tout au bout.




Ecrivain français

est né à Nantes en 1961, il a publié Blés bleus (2004) et De bonne guerre chez Robert Laffont (2006)