Je prends Rue Raynouard comme prétexte pour parler de la forme courte, et même extrêmement courte, qu’il s’agisse de prose ou de poésie avec ou sans rimes. Par opposition au roman ou à la nouvelle développée avec quelques détails, la forme courte est caractérisée par l’ellipse et ce que j’appellerai un effet de fuite par lequel le lecteur est conduit à supposer que ce qui lui est caché est plus complexe que ce qui lui est montré. Dans le cas du roman, le lecteur peut le comprendre par défaut. Plus le roman est long, plus il devient clair que la connaissance de l’histoire ne peut être que partielle, plus il apparaît que le champ couvert par le savoir du lecteur s’amenuise au fur et à mesure qu’il se construit. Le roman, après tout, résulte lui-même d’une coupe effectuée dans un ensemble plus large. Le lecteur est obligé de supposer que l’auteur a fait des choix. Il doit convenir que le roman est complet de par cette décision. Nous avons là un paradoxe.
Le cas de la nouvelle est je crois très différent : une piste est suggérée, en quelque sorte comme un cadeau. Lorsque la nouvelle est brève et concise, ou lorsque nous avons affaire à un poème en prose, un manque est indiqué. Il peut l’être avec un certain degré de précision que le roman offrirait avec beaucoup plus de réticence. Ce manque indique un espace de possibles extrêmement large.
Avec certaines nouvelles, j’ai mis en œuvre un mécanisme qui consiste à insérer un texte entre deux histoires dont il apparaît après coup qu’elles se suivent ou se répondent. C’est le cas avec « Invitation à un démontage » et « Invitation à un remontage » dans Le Cas Perenfeld, un recueil qui vient de paraître aux éditions Pierre-Guillaume de Roux. Vous lisez la première sans vous attendre particulièrement à une suite. Vous vous y préparez uniquement si vous avez jeté un coup d’œil à la table des matières, ou à la Table Périodique, ce qui revient à tricher. Mais si vous prenez les nouvelles du recueil dans l’ordre de présentation, à la suite les unes des autres, la chute de la première devient rétrospectivement provisoire. Vous vous dites « Tiens, il y avait donc une suite ? J’aurais dû être patient » ; ou bien, si le sentiment d’injustice l’emporte, « L’auteur s’est joué de moi ». Que s’est-il passé ? Vous avez laissé de côté une narration pour en aborder une autre qui ne lui est pas liée et vous y revenez maintenant d’une manière inattendue. Vous retournez à l’histoire d’origine qui apparaît à présent comme doublement incomplète : d’abord parce qu’elle ne dit pas tout et indique des percées comme toute nouvelle qui se respecte, ensuite parce qu’on vous a fait dévier d’une narration continue, comme cela arrive souvent dans un dîner où chacun interrompt autrui en milieu de phrase. C’est différent avec «Verre de Bohème (I) » et « Verre de Bohème (II) » dans Trouvé dans une poche (Buchet-Chastel, 2005). La numérotation met indéniablement sur la piste.
Avec Rue Raynouard, nous sommes encore dans un autre cas de figure. Le premier texte « Machine (ou casque) » joue le rôle de prologue. Chronologiquement, le dessin au stylo bille vient en premier. Il date de 1970. Le texte qui lui fait face, de 2009, en propose une description et se présente comme une sorte de manuel. Le lecteur comprend aisément comment poser l’objet décrit sur sa tête. La citation de Ronsard suggère que tragédie et comédie se partagerons le pouvoir. Les trois poèmes qui suivent peuvent alors être lus comme des textes nettoyés par cette machine. Tragiques ou comiques, ils ont étés remaniés et polis par le casque. Ce qui compte est qu’ils soient limités à la fois dans leur longueur objective et par le temps qu’il faut pour les lire. Et puis la machine ne tient pas trop longtemps sur notre tête. On la met et l’enlève comme un chapeau le jour où tombe la pluie. Je remarque que le dessin au stylo qui l’accompagne est un peu apprêté. C’est celui d’un élève appliqué qui a voulu bien faire et convaincre, alors que le dessin pour « Rue Raynouard » est beaucoup plus libre. Rapide et insouciant, il se laisse vivre.
Imaginons que nous soyons assis au chaud, le casque pendu à la patère de l’entrée. On a pu nous conduire au salon, ou bien nous attendons dans un vestibule qu’on vienne nous chercher. Mieux : nous sommes seuls chez nous. Un court hommage à Cocteau nous vient à l’esprit. Pourquoi ? Parce que le confort du chez soi est paradoxal. Une fois protégé du monde, tous les écarts sont permis.
Cocteau est par excellence un enfant de la poésie faussement feutrée. La guerre n’est jamais loin alors même qu’on a mis des chaussons et peut-être même enfilé une robe de chambre. La pluie tombe derrière les carreaux. Quelque chose de terrible se profile, monte les escaliers et menace notre confort. Ce n’est bien sûr qu’une petite partie de l’hommage aux services rendu. La guerre se mérite.
Les boucles du deuxième dessin (1968), avec leur quatre couleurs, sont un peu maladroites. Le feutre et le stylo ont parfois eu du mal à glisser sur le papier. Et pourtant il y a dans ces bigourelles un peu du cycliste Azur et du pédalier qui avance sans effort.
Pourquoi, par exemple, le troisième dessin (1965), avec ses arbres verts et son soleil naïf, convient-il si difficilement aux trois quatrains qui lui font face ? Il évoque pour moi quelque paysage parfait et — comment dire ? — docile et innocent. Ce n’est pas son caractère enfantin qui compte ici, mais plutôt son côté direct. La gouache dit simplement : voici des arbres — peupliers, sapins —, voici des fleurs des champs, voici un nuage et un arc-en-ciel. Les quatrains pour le départ de Max suggèrent au contraire une fatalité. Nous en connaissons aujourd’hui l’issue tragique : la mort de Max Jacob au camp de Drancy. Mais à l’époque du départ, Max, qui n’était pourtant pas de nature optimiste, avait peut-être en tête des pensées heureuses. Mélancoliques, éventuellement, mais non point désespérées. C’était un homme de persévérance. Un homme droit et pensif.
« Rue Raynouard », enfin. Nous y arrivons. Il a fallu quelques détours. Trois, pour être précis, si l’on inclut le prologue. Le dessin au stylo bille date de 1971. Je reconnais des chaises de bureau Marcel Breuer (peut-être étaient elles des imitations), un bureau à tiroirs de la Maison Danoise, une peinture abstraite grise et terre de Sienne avec des éclats de jaune, une boule japonaise en papier tenant lieu de plafonnier. C’est le salon de la rue Raynouard que j’ai connu petit. Ma tante et mon oncle y ont vécu quelques années et j’ai un souvenir très précis de la disposition de ses meubles, de la modernité de leurs matériaux, de l’épaisseur inhabituelle de son grand tapis central.
Dans le texte, une glissade vers la Seine entraine ce mobilier et même une partie du seizième arrondissement vers le pont Mirabeau, lequel annonce inévitablement Apollinaire. C’est drôle, parce qu’Apollinaire était un auteur que je lisais à la maison dans l’édition de La Pléiade où tout était réuni en un seul gros volume. L’Apollinaire interdit des Onze mille verges a été lu beaucoup plus tard, dans un autre appartement où ma tante et mon oncle avaient déménagé.
Dans une nouvelle ou un poème, plus que dans un roman, le dernier mot doit tomber avec force. Le lecteur l’attend. « Incurie », le dernier mot de «Rue Raynouard», indique une négligence d’un genre méprisable, une faute grave. C’est pourtant là qu’il faut s’arrêter. Le constat est terrible. J’espère qu’il est assez clair que nous sommes ici dans un cas où le lecteur est lui aussi responsable de l’abandon dont il est question, bien qu’il ne soit pas dit qui en pâtit. Comme il y a plus d’un lecteur, la responsabilité est collective et la faute partagée. Chacun porte la faute toute entière. C’est l’incurie du monde qui est en cause. La pire qui soit, l’incurie originelle.
Paris, mars 2014
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