AMIEL. Valet de trèfle.

 

 Olivier AMIEL lit Valet de trèfle. Il ouvre des récits dans ce récit.

Et nous décrit ce que ce roman  de Fabrice Pataut contient de gémellité.


Olivier Amiel est éditeur. Après avoir exercé des fonctions de directeur littéraire dans plusieurs maisons (Pocket, Payot, Calmann-Lévy), il est aujourd’hui conseiller d’une grande maison de littérature générale.

 

 



Avec Valet de Trèfle, c’est à l’univers du jeu que l’on pense ; du jeu, des jeux ? Un jeu terrible qui se met en place progressivement, celui du sexe et du crime ; mais aussi des jeux, ceux de l’illusion et du faux-semblant, du mensonge que permet le langage, du rêve et de la réalité ; les jeux du dédoublement des personnages, qui sont toujours eux-mêmes et un autre, dans un espace qui se développe en miroir de lui-même…

Valet de trèfle, c’est un jeu permanent d’opposition ; entre deux cultures tout d’abord, la culture hispanique et la culture anglo-américaine, si proches et si différentes le long de la frontière mexicaine. D’un côté, un monde brûlant, dévoré de soleil, incendié par la violence et la cruauté, mais aussi un monde vivant dans le culte du passé, de la mémoire, et de la littérature, comme si ces trois termes se nourrissaient d’eux-mêmes. Un monde qui regarde au plus profond de lui-même pour y découvrir les abîmes de sa conscience déchue.

De l’autre, le monde nord-américain, tendu vers l’effort, toujours en dehors de lui-même, et fait d’échanges permanents entre des protagonistes presque interchangeables. Et, comme une métaphore de cette opposition, la relation à l’espace dans chacun des deux mondes : au Mexique, on se perd sur des routes poussiéreuses, et l’on avance si peu que l’on tourne sans cesse autour du but et du point de départ ; en Californie, des autoroutes qui glissent dans un espace indifférencié…

L’opposition de ces deux mondes est aussi celle de deux perceptions du réel ; du côté nord-américain, c’est une réalité franche qui s’expose, avec ses motels, ses administrations, sa police, ses hommes et ses femmes inscrits dans la brutalité du concret. Du côté mexicain, on plonge dans un monde onirique, où le présent n’est vu qu’au travers du passé, des souvenirs plus ou moins flous, des mensonges plus ou moins conscients, des discours qui masquent la réalité ; et bien sûr de la littérature, plus réelle que le réel, comme si le mensonge qu’elle propose permettait seul d’accéder à la vérité, et que Góngora, García Lorca, Artaud, pouvaient seuls nous guider tout en nous égarant.

L’opposition entre ces deux registres, réaliste et onirique, recouvre la tension entre deux temporalités, entre le passé et le présent. Ils se font face, se démarquent l’un de l’autre, comme deux univers imperméables et hostiles ; mais le travail de dévoilement du narrateur les fait progressivement se rapprocher, passer l’un dans l’autre, et le passé contamine progressivement la totalité du présent. Plus on avance dans le récit, plus on découvre les secrets qui unissent ces personnages, et plus ces secrets deviennent la clef des épisodes les plus contemporains.

Épisodes qui sont vus à leur tour comme des lambeaux d’une mémoire qui affleure à son rythme, à sa propre initiative, et que les personnages contrôlent de moins en moins. Et c’est l’une des qualités de ce texte que de parvenir à dévoiler ces lambeaux, de construire aussi habilement cette porosité entre le présent et le passé, la mémoire et le contemporain, pour brouiller définitivement les frontières qui les opposent habituellement, et nous faire chanceler entre les deux, pris par un immense processus de mise en doute des identités. Identités sans cesse remises en question, comme si elles étaient constituées de morceaux disparates qui tiennent à peine entre eux, et s’assemblent au gré du regard des autres personnages, et du lecteur, qui devient le maître et le serviteur de ce jeu de dupes…

Mise en doute des identités des personnages, également. À chacun son double, et à chacun sa vérité ; les deux garçons, aux personnalités totalement opposées, dès le départ, et pourtant progressant dans la vie dans un strict parallélisme, l’enfance, l’initiation, la prostitution, jusqu’au meurtre qu’ils commettent chacun à leur manière ; et surtout jusqu’à se retrouver, se mariant le même jour, comme deux clones fusionnant après des années d’isolement, pour s’entremêler une bonne fois pour toutes et accomplir le passage définitif de l’un dans l’autre, dans une indistinction de leurs identités perdues et de leur passé secret. Deux jumeaux qui n’en font plus qu’un, et qui épousent deux femmes qui portent le même prénom, et n’en font qu’une également. Elles n’ont plus le choix… Dans ce dédoublement infini, chacun devient l’autre, qui n’est au fond que lui-même.

À quoi tiennent-elles, ces identités ? Pas à l’amour, qui est absent ; pas au sexe, qui n’est qu’une fonction ; pas au crime, qui n’est qu’un aléa.

À la mémoire, alors, qui confère leur substance aux personnages, leur donne le sens d’un présent dont ils sont les sujets, pas les acteurs. Et à l’Histoire, incarnée ici par la mémoire du Vieux Monde que porte une femme qui n’a plus d’âge, et qui n’existe que parce qu’elle se plonge jusqu’à l’ivresse dans la lecture des poètes espagnols, porteurs de la mémoire des guerres auxquelles leur peuple s’est livré avec acharnement.

Grandes tragédies des peuples, petites histoires des hommes, les deux se fondent, comme se confondent la tragique et le burlesque dans ce roman qui est aussi bien une farce qu’une épopée, racontée sans vrai début ni fin, au fil d’un récit cyclique qui explore des couches toujours plus profondes du réel.

Et comme se confondent les registres, dans une écriture contrastée, qui passe élégamment des vertiges d’une langue classique, très tenue, presque précieuse parfois, à des expressions d’une extrême violence, d’une rare crudité, qui saisit d’effroi le lecteur, en lui montrant la chose sous le mot.

Variations sur les identités, inversion des temps, diversité des registres d’expression, Valet de trèfle est au fond une vaste entreprise de déstabilisation.

C’est la magie de ce texte de brouiller ainsi les pistes, de rebattre sans cesse les cartes de la mémoire, de l’identité, des rapports entre les êtres, et de proposer une vision du monde sans cesse plus complexe et multiple ; mais c’est aussi sa force que de le faire par les voies de l’imaginaire et avec un talent de conteur qui rend ce monde romanesque limpide, en l’animant d’une sensibilité qui le rend tellement proche, tellement familier, qu’il en devient un élément constitutif de notre réalité.