PATAUT. Entretien. A propos des cartes

 

La culture de cet auteur est un océan, une aventure: philosophe du langage, écrivain, polyglotte, cinéphile, curieux, élégant, il nous fait l'amitié de partager son regard sur le monde et ses représentations. Laissez-vous emporter.

1er épisode.


Entretien Franck Senaud



Franck Senaud :

Ce qui est remarquable dans ton propos, c’est l’idée que la carte représente quelque chose tout en étant incluse dans la représentation de ce quelque chose.

Une première question s’adresse au philosophe que tu es aussi: une carte peut-elle être seulement une image ?

 

 

Fabrice Pataut:

 

Une carte est bien sûr plus qu’une simple configuration organisée de traits et de couleurs. Elle représente avec plus ou moins de détails un quartier, une ville, un pays, la voûte céleste, l’arrière-cour de mon immeuble — que sais-je?

Parler d’image me semble ici impropre si l’on entend par image quelque chose qui doit ressembler le plus possible à ce dont il est la copie et viser idéalement le statut de copie conforme. Une carte de l’océan Atlantique ne ressemble pas à l’océan Atlantique. Elle ne le doit pas. Si c’était le cas, elle n’en serait pas une carte.

Une carte est à la limite plus proche d’un tableau ou d’une peinture au sens littéraire de ces deux termes en ce qu’elle reflète les intérêts et les intentions de celui qui l’a dressée. Une carte peut être attentive à certains détails mais pas à d’autres: aux dénivelés mais pas à la nature du terrain, aux distances mais pas aux profondeurs, aux villes mais pas aux départements, etc…

 

Une carte est donc, si l’on tient à ce terme, une image, et même une image correcte, mais uniquement du point de vue de celui qui l’a réalisée. Sa correction est uniquement fonction de sa conformité aux aspects que le dessinateur ou l’ingénieur a sélectionnés.

F. S.

 

Ceux que tu cites ici, écrivains ou artistes, semblent plutôt indiquer la vanité de cartographier le monde, et même son impossibilité.

 

F. P.

 

La vanité de la cartographie, voilà un beau sujet.

Dans le cas de Fred, je crois qu’il s’agit plutôt d’une moquerie, d’un goût pour le voyage étrange ou absurde, un peu dans la tradition de Swift. Quant à Carroll, il se passe quelque chose d’assez différent: un désir d’annuler la conception utilitaire de la carte, ou tout au moins la conception utilitaire qui veut qu’une carte soit fidèle à ce dont elle est la carte. Quoi que… Si l’océan était effectivement vierge, sa carte devrait l’être également. Ce n’est pas totalement absurde: une mer sans île, sans fosse, sans courant. Mais l’océan n’est pas vierge, surtout pas pour les Anglais.

De ce point de vue, une carte reflète assez fidèlement non seulement nos intérêts, mais également l’état de nos connaissances.

Puisqu’il est question de l’Empire britannique, et donc de ses anciennes colonies, considérons le cas de l’Australie. La carte de l’Australie contient pour une partie des représentations d’étendues vierges, de terra incognita, notamment du côté ouest. Ces territoires inexplorés doivent apparaître comme vierges sur la carte. Nous soupçonnons que cette représentation est erronée et incomplète uniquement parce qu’un territoire objectivement vierge nous paraît quelque chose d’improbable, voire d’impossible. Il nous est difficile de penser que, par un heureux hasard, la partie inexplorée de Western Australia n’est pas à cartographier, sinon du point de vue du périmètre, comme si notre ignorance était en fait une reconnaissance du vide de cette partie de Western Australia, comme si nous étions en quelque sorte dans le cas d’une heureuse découverte confirmant que notre ignorance était pleinement justifée.

F. S.

Que tu parles de terra incognita est tout à fait à propos: dans ce numéro de juillet-août de Préfigurations, j’interroge Pauline Delwaulle, qui a présenté au dernier salon de Montrouge des jeunes créateurs une œuvre portant précisément ce titre. Il s’agit d’une carte interactive projetée sur un écran blanc qui garde uniquement la trace des noms de lieux entre quelques lignes de relief. (On peut consulter cette carte ici )

 

Mais j’ai encore une question pour le philosophe du langage. Une carte serait-elle la projection de notre capacité humaine à nommer les choses, par exemple les lieux, même ceux que nous ignorons? Cet inventaire ne constitue pas un lexique. La carte est-elle alors une image?

Ou alors — pour bien différencier le lexique de l’image — la carte est-elle plutôt une représentation?

 

F. P:

 

Une carte n’est pas à proprement parler une projection de notre capacité à nommer, ni même le résulat d’une projection tout court, mais tout simplement le résultat de la mise en œuvre d’une capacité à donner des représentations de la réalité.

Nous pouvons par ailleurs donner un nom à autant points que nous désirons dans la partie vierge d’une carte qui délimite la partie inexplorée d’un territoire. L’inventaire des noms de ces points constitue alors un lexique au sens où la liste en est le recueil. Il est bien sûr possible de faire cela. Nous ne pouvons certainement pas en conclure que la carte représente un espace vierge plus précisément qu’une carte sans points qui aient reçu un nom.

Nous pouvons toujours créer un langage, ou augmenter les capacités expressives d’un langage que nous utilisons déjà pour nommer toutes sortes de choses, par exemple des lieux. La question de savoir si une carte sur laquelle nous avons ajouté des noms de lieux inexplorés est une représentation de quelque chose reste indécidable tant que l’espace en question reste inexploré. Nous ignorons tout simplement si les noms que nous avons choisi ont un référent.

Une autre possibilité serait de dire qu’une telle carte représente une réalité fictionnelle. Se pose alors la question de savoir comment nous devons analyser le statut ontologique de cette réalité fictionnelle et, de là, les capacités représentationnelles de la carte. Il est par exemple possible de dresser une carte extrêmement précise de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis en suivant à la lettre les indications de Dante sur l’ordre des cercles, les rapports entre les voûtes, la position du soleil, la hiérarchie des ciels, etc… Nous pouvons nommer ces lieux fictifs.

Je ne pense pas qu’un fictionnaliste pur et dur irait jusqu’à soutenir que l’existence de ces lieux est garantie par le fait que nous leur avons donné un nom.

(Sur la réalité des entités fictionnelles, je recommande la lecture de l’excellent article “Fictional Entities” de Amie L. Thomasson, in A Companion to Metaphysics, J. Kim, E. Sosa and G. Rosenkrantz, eds., Basil Blackwell, Oxford, 2009, pp. 10-18.)

F. S.

Il faut — une fois n’est pas coutume — revenir sur ton travail. Dans Reconquêtes, la carte est l’un des éléments essentiels et, si j’ose dire, encombrant, du roman.

On passe un certain temps à se demander ce que signifie cette reconstitution physique, réelle, des États-Unis. Pourquoi l’avoir réalisée ? Pourquoi est-elle un élément à part entière du récit ?

Nous en parlions : une carte peut-elle recréer physiquement ce dont elle est la carte ? En perdant son statut de représentation, elle devient un objet, un labyrinthe, une image de nos schémas sur le monde. Comment cet objet encombrant est-il entré dans ton récit ?

 

F. P.

« Encombrant » est le mot juste. Reconquête progressive des États-Unis d’Amérique a longtemps été le titre, finalement provisoire, avec lequel j’ai travaillé. C’était forcer un peu trop le trait sur la question du territoire et de l’identité américaine, et l’un des problèmes du livre reste bien sûr de savoir pourquoi Dennis et Dorothy ont projeté de posséder un terrain qui ait la forme des États-Unis. Il y a un aspect patriotique mais également un aspect sentimental d’attachement au terroir dans cette affaire, peut-être même quelque chose de paysan dans leur démarche. Leur projet, qui reste un projet immobilier, tout au moins du point de vue de Dexter, est mené jusqu’au bout avec l’énergie du désespoir.

« Amérique » : le mot lui-même est porteur d’une histoire, il désigne un espoir, un complexe de supériorité. On peut bien l’utiliser — à tort ou a raison, peu importe — pour parler des États-Unis à l’exclusion du reste du continent américain. Le couple Cunningham est coupable de ce complexe. Ce n’est pas tant qu’un objet est entré dans le récit. Il est d’emblée au centre du récit, comme un noyau ; il le conduit et gagne en épaisseur au fur et à mesure que la lecture progresse.

 

Quant à la miniaturisation du territoire avec ses dépendances (Porto-Rico), que dire sinon que Dennis et Dorothy s’offrent une Amérique à taille humaine, un pays qu’ils peuvent traverser à pied en toute confiance bien qu’en restant chez eux ? L’Amérique des Cunningham a en quelque sorte un côté cour et un côté jardin. Je crois que cette Amérique en miniature a tout à fait perdu sa fonction cartographique de représentation de l’Amérique réelle ; j’irai même jusqu’à parier que le couple Cunningham s’est offert des voyages gratuits en Louisiane ou à New York, au chaud, sans rien risquer, pour le plaisir, avec l’Amérique dans leur cœur et sous leur semelles sans avoir besoin de la moindre carte, comme des promeneurs aguerris.

Ils sont patriotes, en un sens, et les politiques voudraient bien les récupérer. C’est leur fonction de parasites. Peut-être y réussiront-ils. Reconquêtes ne dit rien sur ce point et c’est mieux ainsi. Le champ politique doit rester libre et même porter à l’optimisme. Reconquêtes, plutôt qu’une reconstitution ou une réappropriation, propose une restitution spirituelle.