KEMPER Les vies liées. Entretien

 

Une enquête passionnante qui a les qualités du sujet d'enquête: de la malice, de l'esprit et tant de lectures, de la sympathie et de la musicalité. Le mythe Lavilliers délié par Michel KEMPER. A lire comme un mythe et un album à feuilleter. Un artiste qui crée un personnage de fiction littéraire et populaire.

 

Entretien avec Franck SENAUD





 

FS

LE Lavilliers est une créature, mélange d'invention, de mythomanie, de récupération d'histoires populaires: a quelles histoires populaires chantées ce personnage vous fait penser ? Et comment avez-vous réalisé que cette créature était totalement d’invention ?

 

 

 

Michel KEMPER

Par mes rencontres avec Lavilliers, au temps où j'étais loin d'imaginer que je ferais un livre sur lui, j'ai su, par lui, qu'il n'avait jamais rencontré Hugo Pratt. Un premier mensonge. Et puis, alors que le projet d'un livre faisait en moi son chemin, lors d'un débat que j'animais en public avec Bernard, j'ai compris que le Brésil à 19 ans ce n'était que de la légende, du pipeau.

 

Mais quand j'ai commencé à travailler sur ce livre, je pensais, avec la naïveté qui me caractérise, que tout le reste était vrai. Mais quand j'essayais de mettre tout sur un calendrier, rien ne fonctionnait. Au bout d'un an et demi, j'ai eu l'idée, en passant justement devant, d'aller à la maire de Saint-Etienne, service "Etat-civil". Ce que j'ai ai glané a été le début : enfin des éléments fiables, un peu l'ossature du bonhomme. Ce furent ensuite des années d'enquête, plutôt de contre-enquête. Et, petit à petit, la légende, toute la légende qui s'effondre. Bizarrement, c'est dans les premiers jours de mon travail que le titre du livre s'est imposé. Pour sa sonorité, certes, mais aussi comme une intuition... même si je ne savais rien, ou pas grand'chose.

 

J'ai dit un jour à un journaliste que Lavilliers était un peu comme la créature de Frankenstein. Le journaliste en a fait le titre de son papier et je l'ai un peu regretté, par peur que ce soit mal perçu. Mais j'adore l'histoire de Frankenstein et de sa créature composée de diverses pièces recousues. La légende de Lavilliers, c'est ça : des tas de bouts piqués de partout : à la littérature, au cinéma, à la BD, à des histoires familiales, que sais-je... Son oeuvre, c'est pareil : beaucoup d'emprunts, de réminiscences, de contrefaçons aussi. Le tout fait oeuvre, qui plus est "originale". Lavilliers, c'est la synthèse de tas d'histoires. Un peu comme l'ont fait Grimm et Andersen, comme l'a fait Spielberg aussi. Il a créé un personnage de légende, quasi surhumain, dans lequel on peut (ou on a envie de) se reconnaître. Un personnage du pure fiction qu'il a réussit à intégrer au réel. Le personnage a fécondé l'oeuvre et vice-versa. C'est unique, il me semble, dans la chanson française.

 

C'est un vrai sujet et unique en effet. Quelle histoire!

 

Avant le choc de ce faux Brésil j’ai été surpris, presque en creux, par la place qu'a occupé dans cette mytho-logie naissante l'Espagne qui mêle elle aussi révolution, exotisme, imageries et dont les premières œuvres de Lavilliers témoignent beaucoup finalement mais que ce Brésil a masqué. Un ailleurs peut être trop d'avant guerre et/ou trop politisé pour pouvoir servir de mythe général à notre héraut ?

 

 

 

Le Brésil a pris la place de l'Espagne dans l'imaginaire de Lavilliers. Qui a tout de même écrit au moins trois chansons sur l'Espagne. Deux dans sa période "stéphanoise" (L'Espagne, Barcelone) jamais sorties sur disque, et une autre, L'Espagne (même titre mais contenu différent), qui vraisemblablement est issue de cette période mais qui sera pressée sur le disque "Le Stéphanois" sorti en début 1975. Un peu comme le souvenir d'une obsession disparue. Lui qui se nomme Oulion s'est fait un temps appelé "Ouillon", pour protéger son papa recherché par les brigades franquistes, avait-il expliqué à ses amis, semble-t-il. Il fréquentait alors nombre de fils de réfugiés espagnols, nombreux sur la région stéphanoise et lyonnaise. Et parlait de L'Espagne, dans son aspect politique, à tout le monde. A son arrivée à Paris, en 1966, il rencontre peu à peu des Brésiliens exilés et va tout apprendre du Brésil, de manière compulsive, reléguant L'Espagne presque aux oubliettes, comme s'il ne pouvait pas y avoir la place dans sa tête pour ces deux pays. Musicalement, il gagne beaucoup à "partir" sur le Brésil.