PEETERS. Entretien1. L’AUTEUR ET SES DOUBLES

Auteur multiple si le terme suffit à rassembler les activités de Benoit PEETERS, l'entretien qu'il nous a accordé est une merveille rassemblée ici en épisodes.

Voici la trame: je propose un "abécédaire Peeters" en images et la première lettre montre une silhouette s'interrompant d'écrire. Et nous voici sur un chemin du mot et de l'image, de la signature et de l'image de soi. Suivez-nous.

 

Entretien Franck Senaud – Benoît Peeters – (enregistré le 3 avril 2013, relu en avril 2014)

 



Franck Senaud :

Depuis quelque temps, l’idée de réaliser une espèce d’abécédaire Peeters, me semblait être une entrée intéressante. J’avais envie de vous faire parler de beaucoup de choses liées à l’image narrative, à vos rapports avec la peinture, le cinéma, la photographie, mais le sujet est immense.

Je me suis demandé comment j’allais commencer. Je veux aujourd’hui partir du roman-photo Droit de regards (1985) ; je me suis dit que cet abécédaire pouvait être visuel et je suis parti de cette couverture et de cette quatrième de couverture. Je pars d’une chose qui peut sembler anecdotique, mais que je crois profondément révélatrice. Sur la couverture de cet album, vous n’êtes pas signalé comme auteur. Or, de manière plus générale, vous parlez beaucoup de vous, mais finalement de façon très indirecte.

Je voulais commencer par une image de vous, montrer votre visage, mais vous apparaissez assez peu. Dans l’album Prague (également paru en 1985) on vous voit seulement en silhouette. J’associais cette absence d’images à ce fait que vous n’étiez pas crédité comme auteur ici et je me suis demandé si ce n’était pas vous sur cette image-là, en quatrième de couverture du livre Droit de regards.

 

 

Benoît Peeters :

Dans l’album Droit de regards, la première édition comportait cette petite photographie au-dessus du numéro 100. Quelques années plus tard, il y a eu une seconde édition, avec la couverture littéraire classique des éditions de Minuit, et cette image a sauté, ce qui était dommage. Dans la récente réédition, en format un peu réduit aux Impressions nouvelles, nous l’avons donc rétablie. Cela peut sembler curieux, comme quatrième de couverture, d’avoir une image qui porte comme seule légende le numéro 100. Le livre lui-même comporte 99 planches photographiques, suivies d’un long texte de Jacques Derrida qui se donne comme une « Lecture ». Cette ultime image, avec cette femme au crâne rasé qui referme son stylo, est peut-être une façon un peu ironique d’inclure le texte de Derrida à l’intérieur du dispositif du livre. Après sa lecture, on retrouve l’acte de l’écriture et cette femme mystérieuse qui ferme son stylo. C’était, dans le dispositif très spécifique que ce livre propose, une pièce significative, et je me souviens que Jacques Derrida y avait été sensible. On peut y voir, vous avez raison, une métaphore du scénariste présent et absent que je suis dans ce livre.

 

Pourquoi mon nom ne figure-t-il pas sur la couverture de Droit de regards ? Parce que cela ne m’a pas semblé s’imposer. Mon nom apparaît certes clairement en page de titre et en page de générique, à la fin du volume. Mais à partir du moment où le livre proposait d’une part l’ensemble des pages photographiques, muet pour l’essentiel, et d’autre part un texte que n’accompagne aucune image, ma propre situation était un peu étrange. J’étais l’auteur des interstices, l’auteur des entre-deux. J’avais conçu le scénario avec Marie-Françoise Plissart, mais ce scénario ne comportait pas de texte, en tout cas pas de texte directement visible. Il me semblait alors que le retrait, laissant face à face Plissart et Derrida, était la meilleure position. Cela ne veut pas dire que je n’étais pas fortement partie prenante dans l’aventure.

Il existe à l’inverse des livres où mon nom apparaît de manière très visible en position d’auteur, alors que j’y ai écrit peu de choses : c’est le cas par exemple du livre Chris Ware, l’invention de la bande dessinée. Cette question de la signature est relativement accessoire à mes yeux : elle se négocie au cas par cas, en fonction de tout un ensemble de données.

Mais il est certain que si je devais faire une liste des livres auxquels je tiens beaucoup, et que je revendique, Droit de regards en ferait partie.

Franck Senaud :

Est-ce une espèce d’astuce narrative ou d’élégance ?

 

Benoît Peeters :

Il y a les images et il y a le texte.

Moi j’étais présent et absent à la fois. Il m’a semblé qu’on mettrait mieux en avant le travail photographique de Marie-Françoise Plissart et la lecture de Jacques Derrida, si mon nom n’était pas exhibé.

Dans les autres albums photographiques réalisés avec Marie-Françoise Plissart, mon nom est bien présent, à l’exception du dernier, Aujourd’hui, qui est aussi un livre quasi muet où nous avons voulu mettre en avant la photographe et elle seule. À l’époque où nous avons réalisé ces romans-photos ensemble, mon nom étant un peu plus connu que celui de Marie-Françoise, à cause du succès des premiers volumes des Cités obscures, il y avait parfois tendance à survaloriser ma signature. Ne pas signer Droit de regards de façon trop visible faisait peut-être partie de ce geste.

Je pense que c’était, entre autres choses, une façon de rééquilibrer les choses.