PATAUT. Entretien. A propos de cultes

 

 Fabrice PATAUT, auteur de traductions et analyses sur le dandysme, la littérature et tant de choses, revient avec nous sur cette question profonde et superficielle: de Bowie à Cocteau choisit-on de devenir culte ?


Un entretien avec Franck Senaud riche en rebondissements. Décembre 2014



Franck Senaud :
Le terme « culte » semble apparaître à la fin des années 1970, puis dans une série de trois livres de Danny Peary, commençant en 1981 par Cult Movies, mais il est également en jeu dans le principe cinéphile de séances de Midnight Movies, dont la mode prend au cours de ces mêmes années. L’idée réunit un groupe de fans autour d’une œuvre. Elle permet de parler d’un film méconnu ou rarement à l’affiche auquel, précisément, on voue un culte.
J’ai comme le pressentiment que ces activités existaient déjà chez les poètes symbolistes au 19ème siècle et que cela pourrait être l’un des principes privilégiés des dandys, l’idée étant qu’il faut être à la fois illustre et méconnu.

Qu’en dis-tu?

 

 

Fabrice Pataut:


L’un des paradoxes du dandysme, notamment dans le domaine vestimentaire, consiste à être élégant de manière invisible. C’est le paradoxe de Brummel.

Le dandysme prend bien sûr d’autre formes. On peut, à l’extrême opposé, choisir d’être dandy de manière tapageuse ou choquante. Oscar Wilde est allé très loin dans ce sens. Bowie également, d’une manière d’ailleurs très proche, en étant extravagant sans avoir l’air d’y toucher, notamment sur la superbe pochette de Hunky Dory, son quatrième disque. 

Du point de vue de Brummel, c’est une pure et simple contradiction: on ne peut remarquer que vous êtes un dandy. Tout au plus peut-on laisser naître chez autrui l’impression floue de l’élégance. Nous sommes du coup aux limites de l’élégance puisque l’élégance, par définition, est faite pour être vue, à moins que le dandy ne soit le seul à l’observer, à la trouver remarquable et à lui donner une valeur. C’est donc essentiellement une question de narcissisme — une attitude que Wilde et Bowie ont tous deux cultivée à l’excès.


Quant aux symbolistes français — disons Verlaine, Mallarmé et Moréas — anti-moralistes, anti-rationalistes et partisan du rêve, ce sont des gens qui se font un culte de l’idéal et de la pureté. Ils s’y adonnent très exactement dans la mesure où l’idéal esthétique qu’il prônent ne peut être atteint, sinon par les génies (Rimbaud étant le cas de figure idéal), d’où un mélange de pessimisme et de passéisme. Le symbolisme est plein de vapeurs, de religiosité d’eaux troubles et de lunes froides. J’ignore si les symbolistes se réunissaient à la manières dont les fans de Massacre à la tronçonneuse ou du Rocky Horror Picture Show se réunissent déguisés et collectionnent toute sortes d’outils, de vêtements et d’accessoires. Peut-être. Ce ne serait pas très étonnant.


Être illustre et inconnu relève, si l’on veut, du paradoxe, mais d’un paradoxe qui s’accommode fort bien du culte de la difficulté et de l’incompréhension qui a marqué la littérature du vingtième siècle.

Les grands maîtres modernes, Joyce, Pound, Gaddis, sont des auteurs difficiles, à la fois méconnus du grand public et extrêmement influents. Plus proche de nous, Pynchon est  à la fois illustre et méconnu.

F. S.
Paradoxe qui  — me semble-t-il — s’accentue avec notre époque d’hypervisibilité. Dans De la visibilité, la sociologue Nathalie Heinich indique que cette visibilité, forme moderne de la célébrité, crée un véritable capital (de visibilité) et, du coup, une véritable catégorie sociale, un nouveau rapport entre vie publique et vie privée et une nouvelle échelle des valeurs sociales dans lequel ce n’est plus seulement le personnage ou l’artiste qui se distingue. Partons de ce dandysme dont tu parles.


Est-ce que Capote, Warhol et Cocteau ne se mesurent pas également, par-delà leurs créations, à ce capital?

F. P.
Chacun à leur manière, les trois ont brouillé la distinction entre vie privée et vie publique. Capote a fait un art de la mondanité. Warhol est resté assez secret sur sa vie privée ; il a en quelque sorte utilisé la Factory comme un miroir réfléchissant de sa personnalité sans que celle-ci s’en trouve pour autant dévoilée. Pour Cocteau, c’est encore autre chose: la matière même de son art est à la fois très intime et irrémédiablement publique. Ce n’est pas seulement la célébrité qui est en jeu ici, mais la manière dont elle est utilisée. Capote était un poseur. Il l’était dans son écriture, à la fois très coulante et naturelle, et pleine d’inflexions et de tics mondains, tous très réussis et magnifiquement maitrisés, alors que Warhol a rendu la célébrité monnayable et factice.

Je dois dire que j’ai un penchant pour Cocteau sur cette question, pas seulement parce qu’il est, je crois, une dessinateur et un cinéaste plus profond que Warhol et un écrivain plus subtil que Capote.

C’est surtout que Cocteau reste un naïf, alors que Warhol et Capote avaient tous les deux une peur panique la naïveté. Ils tenaient absolument à conduire le bal, à imprimer leur marque sur la mode. Ils ont superbement réussi, bien sûr, mais c’était en quelque sorte prévu. Alors que le bal masqué et la fête mondaine sont venues à Cocteau comme un cadeau immérité. Cela donne à sa poésie tout le loisir d’aller très loin, à la fois dans la violence et dans la mélancolie.

Cocteau cherchait à plaire, bien sûr, mais il n’a jamais porté sa vie publique comme un drapeau, bien au contraire.



F.  S.
Je te suis. Néanmoins, ta tendresse pour Cocteau nous écarte du sujet. Il y a, me semble-t-il, un intermédiaire entre vie publique et vie privée dans la vie mondaine, un intermédiaire amorcé par les dandys du 19ème siècle avec l’idée qu’on doit être une référence sans en avoir l’air.

Chez Cocteau, c’est le souhait constant de guider ou d’accompagner plusieurs avant-gardes en s’adossant aux médias, de préfacer des expositions, de discourir tout en gardant cette figure à la fois kitsch et populaire du poète.

Pour Capote et Warhol, il reste toujours la distinction du vrai et du faux, du secret et du caché, du bon goût et du goût populaire. Dans les trois cas de figure, il s’agit d’éléments qui guident l’écriture ou s’y intègrent. D’où, implicitement, un nouveau rapport au succès, aux classiques, au fait même de publier. Qu’en dis-tu?


F. P.
Les vrais dandys n’ont jamais rejeté les classiques, bien au contraire. Baudelaire — dandy lui-même — est l’exemple privilégié de l’hommage aux classiques : Les phares penche même vers la vénération.


Mais revenons à l’idée de l’intermédiaire entre public et privé. Il y a une zone de flou. Proust — autre dandy — dont la période mondaine a fort heureusement duré jusqu’à produire une sorte de lassitude bénéfique, offre une multitude d’exemples où l’intime fait surface dans la mondanité. Mais c’est bien sûr le mouvement inverse qui produit les meilleurs effets : lorsque le public ou l’impersonnel fait surface là où l’intime et le privé semblent devoir régner en maître. C’est l’occasion des actions et des décisions fatales.


L’une des décisions les plus remarquables et les plus déterminées dans ce domaine est celle qui conduit le narrateur de La Recherche à épier et à croiser Odette Swann dans le quartier de l’Arc de Triomphe lorsqu’il est certain que Gilberte se trouve loin à la campagne. Il me semble que le peu d’amour qu’il lui reste pour Giberte disparaît pour de bon dans cette observation minutieuse du  footing d’Odette, majestueuse et ondulante, habillée selon une sagesse supérieure, qui la conduit tout droit vers le milieu aristocratique du Faubourg Saint-Germain qu’elle n’a pas encore le droit de fréquenter.

C’est bien sûr lorsque le secret et le caché restent le plus impénétrables qu’ils sont le plus intéressants, lorsque l’introspection privée est tellement déformante que ce qui est retrouvé est en réalité ce qui est le moins naturel, le plus reconstruit. Et le passé reconstruit relève irrémédiablement du domaine public. Mieux : lorsque la sphère  des relations sociales s’amenuise ou plutôt se concentre de manière que les relations relèvent plus particulièrement de la sphère plus petite de la mondanité, là où le snobisme est le plus actif, l’expérience intime recréée par la mémoire en est presque entièrement infectée. Il y a là une sorte d’inversion maline. Plus on avance dans le portrait de Gilberte Swann, plus les éléments purement intimes (la passion pour les goûters, les sautes d’humeur, sa préférence avouée pour Marcel, etc.) apparaissent comme des constructions littéraires dans lesquelles les hiérarchies sociales jouent un rôle important, voir un rôle clé.
J’ai une peu dérivé, je crois, mais bon, c’est la faute à Marcel que j’aime plus particulièrement, plus encore que Cocteau, c’est dire…

F. S.
Il y a aussi un rapport privé-mondain qui s’est établi avec les dandys et que tu appelles ici vénération. Le principe du culte, donc… De quoi avons-nous besoin pour cette petite recette? Être plusieurs — pas forcément nombreux —, décider en réseau d’un objet de vénération, quand bien même l’objet serait caché et, pourquoi pas, ignoré du vénéré lui-même… Veux-tu continuer l’inventaire?

F. P.
Volontiers. On peut ajouter, je crois, que l’objet du culte doit être baroque, voire extravagant. Le culte de l’ordinaire ou du trivial est inconcevable, sinon sur le mode de la farce.

Et puis, le genre de culte dont nous avons parlé ici est en fin de compte toujours voué à un objet indigne, du genre Veau d’or.

Pour les contemporains (ou quasi) dont nous parlons, la vénération, l’hommage rendu à l’objet du culte ne repose pas sur l’attribution de qualités exceptionnelles objectives à cet objet. Il y a une dimension de jeu et de projection. Disons qu’il y a des affinités électives entre les membres du groupe et que ceux-ci sont éventuellement prêts à reconnaître l’aspect fabriqué ou factice de ce qu’ils vénèrent. Cela fait bien sûr du Baudelaire des Phares une sorte d’étranger. Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures est à prendre au sérieux.

Nous sommes dans un registre très différent lorsque le culte est voué à des choses plus légères, moins métaphysiques, d’autant plus que l’éphémère est recherché pour lui-même et avec détachement (ou tout au moins une indifférence apparente).


C’est finalement, je crois, une perspective plutôt hygiénique: ne pas prendre le culte trop au sérieux, s’y adonner avec réserve, sourire en coin devant ce qu’on vénère, boire frais. Si nous sommes là où nous devons être selon notre nature intime sans nous laisser intimider par les modes extérieures, les choix se feront d’eux-mêmes de la manière la plus naturelle. Les œuvres méconnues ou marginales, les goûts et les attitudes qu’elles encouragent se révèleront à nous sans tourment et nous n’aurons qu’à perfectionner l’art difficile de la cueillette.