PEETERS Entretien 3. DERRIDA ET SON IMAGE

 

L'image et le penseur, le penseur et son image: comment aller par delà sans nier le fait d'être (aussi) une image. Un crochet par Derrida pour parler du média.

 

Entretien avec Franck Senaud

 



 

Franck Senaud :

Vous évoquez ces questions notamment dans Trois ans avec Derrida, votre passionnant journal de la biographie ; vous y parlez notamment du rapport de Derrida à son image. Commençons par une taquinerie concernant Derrida : vous parlez de son rapport au cinéma, mais lorsque j’étais jeune étudiant en philosophie, on trouvait qu’il faisait beaucoup de cinéma !

Dans le blog que vous avez créé, www.derridalabiographie.com, il y a une petite vidéo, où on le voit parler du fait qu’il est à la fois conscient et inconscient quand il écrit. Dans cette description de son travail, il fait du cinéma, il héroïse énormément son rôle, en insistant sur les risques qu’il prend. Il est un peu cabot si je peux me permettre !

 

 

 

Benoît Peeters :

Il y a chez lui un mélange de théâtralité et de sincérité. Ce fragment d’interview que j’ai mis sur le site, à propos des risques pris dans l’écriture, contient une part de cabotinage mais il y a aussi une vraie part de sincérité. Derrida fait partie d’une génération qui avait un rapport malaisé à la télévision et à la photographie. Donc, se montrer, c’était affirmer aussi qu’on n’était pas dupe du dispositif, mais l’affirmer jusqu’à la coquetterie et au narcissisme conduit finalement à une pose qui n’est pas ce qu’il y a de meilleur chez Derrida. C’est une chose que l’on retrouve aussi chez Bourdieu.

 

Franck Senaud : Vous voulez dire une difficulté personnelle à se mettre à distance de ce dispositif ? D’y adhérer un peu subjectivement ?

 

Benoît Peeters :

Il y a une difficulté à retrouver une forme d’authenticité à l’intérieur d’un dispositif dont nous savons tous qu’il est pesant, sinon piégé.

Si l’on voulait jouer ou déjouer à la Derrida la situation dans laquelle nous nous trouvons en cet instant, on dirait « nous sommes ici dans ce bar intérieur du Lutetia, entourés de monde, vous tenez un petit micro, et cette situation n’est pas celle d’une conversation naturelle. » Et en même temps, ce que je vais essayer de faire, et ce que vous allez essayer de faire, c’est non pas de faire comme si tout cela était naturel – puisque cette interview qui est orale, va être retranscrite et sera ensuite réécrite [je le confirme en la retravaillant fortement, un an plus tard], avant d’être diffusée sur un autre médium qui est internet – mais de retrouver à l’intérieur de cet ensemble d’artifices une parole aussi vraie que possible.

Bien sûr, on peut interroger le dispositif ou le remettre en question. Il n’empêche que dans l’interview, il y a des gens qui sont dans la facticité, dans la répétition, dans la publicité, et d’autres qui tentent de dire des choses qu’ils n’ont pas encore dites, d’échanger réellement avec l’interlocuteur pour essayer de construire quelque chose ensemble.

Chez Derrida, dans la situation pédagogique, il y parvient admirablement, alors que dans la situation médiatique – et surtout à la télévision – l’embarras, le malaise ou l’inquiétude font qu’il n’est pas à son meilleur, et il donne à ce moment-là le sentiment de la pose. La dimension « self-conscious » est un peu appuyée, comme chez ces gens qui ont été tellement photographiés que ce qu’on photographie c’est le visage apprêté qu’ils ont donné, ou ces femmes tellement maquillées qu’on ne les voit plus tant elles sont protégées par leur coiffure, leur maquillage, leurs vêtements, leur façon de poser le regard, le regard faussement profond, ou le sourire séducteur mais d’un séduction de pacotille. Personnellement, j’ai tendance à penser, mais c’est peut-être une question générationnelle, que cet artifice dont bien sûr nous sommes conscients, et dont les penseurs de cette génération nous ont aidé à prendre conscience, cet artifice il ne faut pas le considérer comme un point de blocage, mais comme une situation qui est surmontable, dépassable, en tout cas lorsque les conditions d’un véritable échange sont réunies, ce qui est fréquent à la radio ou dans les interviews écrites mais de plus en plus rare à la télévision.

De la même façon, Derrida (là encore comme Bourdieu) se méfiait énormément de la pensée-slogan, et des interventions à l’emporte-pièce dans les médias telles que les Nouveaux philosophes les ont pratiquées dès la fin des années 70.

« On ne me laisse jamais finir mes phrases à la télévision », disait-il souvent ; et l’on sait qu’il n’avait pas tendance à être bref. Il n’empêche qu’il y a des cas où, face à une situation insupportable ou à une injustice criante, il faut pouvoir retrouver une parole simple, efficace et courte. Si des sans-logis ou des roms sont menacés d’expulsion immédiate et que l’on souhaite intervenir, il ne faut pas nous retracer toute l’histoire de l’hospitalité. Il faut à un moment, en se servant de l’autorité qu’à tort ou à raison le statut d’intellectuel ou d’écrivain peut conférer, faire entendre une voix forte et intervenir de manière aussi efficace et audible que possible.

Bien sûr, il y a des pièges dans cette posture, notamment si l’on y recourt trop souvent, mais il y a un piège largement aussi sérieux dans l’embarras et la sophistication excessive qui annuleraient l’efficacité momentanée d’une prise de parole publique. Je pense que chaque génération règle comme elle le peut son rapport aux médias.

Pour ma part, j’ai toujours vécu avec les images et les médias : j’ai donné beaucoup d’interviews, j’ai interviewé beaucoup de gens, et j’ai tenté de retrouver dans ces situations le plus de justesse et de sincérité possibles.

Quand j’ai interrogé Alain Robbe-Grillet, pour de grands entretiens filmés, j’étais conscient qu’il s’était déjà forgé sa légende, qu’il essayerait de me promener, mais je pensais que cette situation-là – celle du « faux jeune homme » et du « grantécrivain » – pouvait malgré tout déboucher sur une vraie relation et un dialogue consistant. Il n’y a pas de fatalité à ce que la parole filmée, la parole enregistrée, soit tout entière confisquée par la facticité.

On peut d’ailleurs remarquer qu’à la fin de sa vie, quand il était avec des interlocuteurs en lesquels il avait confiance, Derrida retrouvait la justesse et l’énergie qu’il avait dans la situation pédagogique. C’est par exemple le cas dans la dernière grande interview filmée, un dialogue avec Régis Debray dans une émission de Franz Olivier Giesbert (« Culture et dépendances », 17 juin 2004). Comme Derrida estime Debray, il se sent en confiance et dit des choses assez fortes. Le dispositif télévisuel s’efface en bonne partie et nous restitue une parole qui est bien celle de Derrida.

Dans les meilleurs moments, c’est lui que nous avons sous les yeux et non pas son masque.

 

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