THIBAULT. Bowie l'avant-garde. Rencontre.

 

Comment rencontrer passionnément une œuvre et pouvoir en parler: quelle juste distance à l'image qui vous attire ?

Dialogue avec le talentueux auteur de "Bowie l'avant-garde"

 

 

Entretien avec Franck Senaud. Juillet 2016



 

Franck Senaud:

Sur la culture rock, et sur ces modes originaux de création, vous dites finalement, que l'université, les chercheurs ont peu travaillé ?

 

Ya-t-il des livres, des méthodes qui vous ont influencé ou le travail reste encore fait par des critiques rocks, fanzine, interview ?

 

Matthieu Thibault:
Non, je sais qu'il existe déjà des écrits érudits et passionnants qui abordent l'utilisation du studio d'enregistrement dans les musiques populaires que j'ai décrite, et cela, depuis plus de vingt ans.

Mais là où j'ai pu modestement apporter de nouveaux éléments, c'est dans le choix des artistes et le ton d'écriture. Très souvent, les artistes pop qui font l'objet d'études fouillées et intéressantes sont ceux qui partagent des points communs d'analyse avec la musique écrite (le rock progressif en général, Magma, King Crimson, Pink Floyd ou les Beatles de 1966-1969). Ces groupes sont marquants, beaucoup d'auteurs et de chercheurs ont superbement écrit sur le sujet. Mais les artistes qualifiés d'art rock, c'est-à-dire la descendance du Velvet Underground (donc David Bowie, le krautrock, le post-punk, le shoegaze, etc) ne reçoivent pas le même traitement, à mon avis, parce que ces artistes n'utilisent aucun élément technique dérivé de la musique classique au contraire du rock progressif. Il convient donc d'adapter la grille de lecture et de se détacher peut-être un peu des habitudes liées à la musique classique dans la recherche universitaire. Cela existe beaucoup en Angleterre et aux États-Unis, pays dans lesquels la culture est plus développée, mais peut-être moins en France.


Par ailleurs, mes livres vont beaucoup moins loin en termes techniques que les écrits universitaires. Je veux aussi inclure une part biographique et une part sociologique, en particulier dans le rock où l'image, l'attitude, les vêtements, le look sont souvent essentiels à la compréhension de l'esthétique d'un artiste.

Même chez Sonic Youth où, justement, ses membres refusent d'adopter une image de rock star, ils perpétuent une esthétique punk visuelle qui accompagne leur usage des guitares désaccordées et bruitistes (tournées vers la texture des saturations et du larsen). Ce ton d'écriture se veut donc plus accessible, aussi parce que j'apprécie beaucoup les livres journalistiques. Trois livres m'ont particulièrement donné envie d'écrire sur la musique : Le Dictionnaire du Rock de Michka Assayas, Krautrocksampler de Julian Cope et Rip it up and start again de Simon Reynolds. Trois auteurs détachés de la recherche universitaire mais qui parlent d'abord de musique, rigoureusement et avec passion, sans s'éterniser sur les paroles et la biographie comme c'est trop souvent le cas dans la presse journalistique rock. J'espère que mes livres se situent dans une sorte d'intermédiaire, qu'ils parlent avant tout de musique, en abordant des points techniques, mais qu'ils n'oublient pas de parler de la mythologie et donner envie aux lecteurs d'écouter les disques.

 

 

Une grande partie des sources documentaires prouve d'ailleurs que le rock n'est pas encore un sujet d'étude universitaire aussi habituel que les musiques écrites et le jazz, puisqu'il s'agit d’interviews de magazines. Mais l'avantage de notre époque est le développement d'Internet et la mise en commun de ressources incroyables obtenues par les communautés de fans. Dans le cas de Bowie et Davis, qui bénéficient d'un large public, il devient possible de retracer la chronologie complète de leurs sessions studios, de leurs tournées, des départs et arrivées des musiciens, des premières tentatives de chansons et de thèmes, etc.

En anglais d'ailleurs, des livres s'étaient déjà occupés de rassembler ces sommes d'informations. The Complete David Bowie de Nicholas Pegg est une mine, mais il reste neutre dans la critique et ne fournit pas d'analyse. Il s'agit d'un dictionnaire complet sur le Bowie factuel. Dans le même ordre d'idée, The Electric Explorations of Miles Davis, 1967-1991 de Paul Tingen m'a été un bon point d'entrée dans le Miles Davis électrique. Il s'agissait ensuite de croiser ces informations, les compléter par la recherche d'interviews et d'articles, la vision de vidéos d'époques, l'écoute répétée des albums, des bootlegs de sessions et d'ajouter mes propres analyses et de les inclure dans un format d'histoire chronologique, agrémenté d'éléments biographiques et d'un travail plus fouillé sur le jeu des influences.

 

 

Vous avez écrit des ouvrages sur Bowie-Eno et Bitches Brew ou le jazz psychédélique notamment.

Comment ce sujet des musiques populaires  (peut-on l'appeler ainsi ?) est apparu dans vos recherches ?

 

 

Ces deux premiers livres (La Trilogie Bowie-Eno chez Camion Blanc et Bitches Brew ou le jazz psychédélique chez Le mot et le reste) sont, en vérité, des adaptations de mémoires universitaires rédigés dans le cadre d'un Master de Musicologie. Étant passionné de rock au sens large, c'est-à-dire ouvert aux métissages avec d'autres langages musicaux, j'ai choisi de travailler sur des artistes qui, à mon sens, élargissaient le genre tout en perpétuant une tradition. David Bowie, durant sa période de collaboration avec Brian Eno, expérimente en studio, intègre des textures synthétiques, des influences des musiques du monde et utilise le studio d'enregistrement comme un instrument de composition, en opposition au traditionnel témoin d'une chanson composée et répétée en amont.

 

D'une façon analogue, Miles Davis, pourtant originaire du jazz, officie un virage esthétique électrique à la fin des années soixante en favorisant les jams collectives pour laisser ensuite son producteur Teo Macero monter, structurer et ajouter des effets de postproduction. Ces deux approches donnent naissance à une musique, certes rattachée au rock pour le premier, au jazz pour le second, moins codée et défricheuse de nouveaux territoires sonores. On parle souvent d'art rock pour le rock expérimental de Bowie et de jazz fusion pour Davis.

 

Les deux artistes étant des modèles de renouvellement artistique et, à titre personnel, de grandes influences musicales, j'ai tenté d'apporter une pierre à l'édifice en analysant leurs enregistrements.

Ces études cherchent à mettre en lumière les influences qui ont donné naissance à des albums comme Low et "Heroes" chez Bowie (on peut citer l'influence du krautrock , c'est-à-dire du rock expérimental allemand de l'époque comme Can ou Kraftwerk) ou Bitches Brew et On The Corner chez Davis (à l'époque, le trompettiste préfère Sly Stone, James Brown et Jimi Hendrix au jazz). Il s'agit ensuite d'analyser en quoi Bowie et Davis se sont réappropriés ces influences pour créer une musique novatrice. Il m'a semblé que la littérature spécialisée manquait parfois de détails techniques sur l'approche du studio et adoptait une grille d'analyse idéale à la musique "classique" (ou savante, en tout cas, écrite sur partition) mais inadaptée à Bowie et Davis. Leurs albums de l'époque étant élaborés sans écriture, de manière empirique, directement sur bandes et par overdubs successifs, le travail sur les arrangements, les textures, la production doivent apparaître au même plan que la mélodie, l'harmonie et l'interprétation.

 

Ces deux premiers livres ont trouvé des éditeurs et je travaille depuis avec Le mot et le reste qui m'a ensuite proposé un projet de parcours discographique plus complet sur Bowie, au ton moins universitaire (David Bowie, l'avant-garde pop), et je viens de publier une étude à l'approche similaire sur le groupe de noise rock new-yorkais Sonic Youth.

 

Est-ce que ce rapport affectif aux artistes joue dans l'analyse et comment l'intégrer ?

 

 

Il joue naturellement et je pense qu'il est important de ne pas s'en abstraire complètement parce qu'il participe à transmettre un certain enthousiasme. Si j'écris sur Miles Davis, David Bowie ou Sonic Youth, c'est avant tout parce que j'adore leurs albums et qu'ils m'ont beaucoup inspiré à de multiples niveaux.

 

Dans les livres sur David Bowie et Sonic Youth édités chez Le mot et le reste, j'adopte une approche intermédiaire où la description des sessions d'enregistrement, du processus de composition et d'arrangement, du jeu des influences se veut le plus neutre possible et factuel, me permettant de laisser davantage de place à la subjectivité dans les paragraphes critiques des albums et des chansons. Les deux approches me semblent néanmoins indissociables, puisque le jeu d'un critique est de prouver le plus objectivement possible la réussite de certaines œuvres par rapport à d'autres. C'est là où les articles universitaires témoignent d'une approche résolument plus scientifique que la mienne : je la trouve intéressante et enrichissante, mais j'essaie d'en allier la rigueur avec un enthousiasme journalistique dérivée des lectures de Julian Cope, de Jon Savage, de Simon Reynolds ou même de Philippe Manœuvre qui ont le mérite, à des degrés divers et de différentes manières, d'encourager la découverte et l'écoute des chansons dont ils parlent.

Réciproquement, et particulièrement dans un parcours discographique, il convient de remarquer les albums moins convaincants, voire peu inspirés. Ils permettent de contrebalancer les passages plus enthousiastes et témoignant d'une attitude "fan" dans un livre. Les allers-retours de relecture avec mon éditeur permettent aussi d'atteindre cet intermédiaire, puisque l'objectif d'un éditeur est aussi de laisser suffisamment d'espace de réflexion au lecteur afin qu'il ne se sente pas submerger par l'avis de l'auteur.

 

Matthieu THIBAULT