PATAUT. Valet de trèfle. Entretien 2.

 

Entretien avec Fabrice PATAUT à propos d'images écrites ou décrites, de films inventés ou déjà vus et de son dernier roman.

 

 

Entretien avec Franck Senaud. Août 2015



 

 

F. S.

 

Je voudrais aborder un autre angle pour parler de ton travail et de ce beau roman: l’image. Je disais que l’inscription dans l’espace et dans les différentes temporalités donnait à ton écriture quelque chose de cinématographique ; mais l’image est, comme tu le dis ici, déjà présente dans le livre : la séance de cinéma, la découverte de la photo d’Artaud, le film de Buñuel.

Travailles-tu à partir d’images réelles dès le départ ? Peut-être même accrochées auprès de toi ? Où bien est-ce l’écriture qui les convoque ?

 

 

F. P.

 

Je ne travaille pas à partir de photographies ou de dessins que je garderais disponibles sur mon bureau, mais je dessine souvent des éléments de l’histoire en cours de construction. Il s’agit la plupart du temps de la silhouette des personnages, d’objets d’intérieur, d’éléments du paysage naturel ou urbain. Ces croquis servent à fixer des idées, des intuitions, des aperçus un peu trop fugitifs, à leur donner une substance picturale. Leur fonction n’est pas de dessiner à l’avance ce qui sera écrit dans le texte, ou de faire un story-board, mais plutôt d’écarter certaines possibilités, de me débarrasser de fausses pistes, de donner corps autrement que par les mots à une idée dont je sens à l’avance qu’elle risque d’être essentielle.

 

Dans le cas de Valet de trèfle, le rapport avec l’image est différent de celui des romans précédents parce que le cinéma joue un rôle très direct. Deux films sont en cause : le film de Buñuel et un film muet imaginaire. Mais le rapport à l’écriture est également très différent. Valet de trèfle est en partie un roman d’initiation dans lequel la découverte de la littérature — et en particulier de la littérature exigeante, voire difficile, la découverte des classiques — joue le rôle de fil conducteur. Góngora, Lorca et Artaud sont des auteurs qu’il faut gagner ; ils sont parfois obscurs, leur langue est très éloignée de la langue parlée et de l’expression vernaculaire (même la langue du théâtre de Lorca). C’est quelque chose que Lindo, le narrateur, a compris même si, comme il le dit à un moment, il n’a pas suivi le cursus complet de la Salinas, et que Dolores a passé plus de temps avec Ricardo qu’avec lui dans la chambre du motel. C’est donc que Lindo a des intuitions et qu’il est bien moins scolaire et appliqué que son alter ego, plus proche des Lettres par une sorte d’appréhension à la fois directe et maladroite. La langue dans laquelle il s’exprime oscille souvent entre le vulgaire et le châtié, comme s’il lui était impossible de choisir et que son naturel était ambigü.

 

L’écriture, inévitablement, convoque des images. Mais l’important, bien sûr, plus que les images avec l’écrivain travaille, parfois contre son gré, est que la lecture de chacun convoque des images propres à chaque lecteur. Des images individuelles. Et lorsque la lecture d’un roman implique d’autres textes qui n’ont pas été lus, l’écriture joue un rôle particulièrement intéressant. Peu de lecteurs de Valet de trèfle auront lu Góngora, mais le nom Góngora est, je crois, très évocateur. La découverte de sa prose par Lindo et Ricardo —une prose baroque, contournée, démodée, fantastique et même délirante — joue un rôle important dans le roman, un rôle d’initiation. La sonorité particulière du nom — très éloignée des sonorités de la langue française — joue un rôle tout aussi essentiel. Un rôle de marqueur : il indique une rupture très forte dans la vie monotone des deux garçons.

 

F. S.

 

Góngora. Évocation par le nom des choses, par l’image vague qu’on en a, par la sonorité du mot. Michaux parle merveilleusement du gong fidèle du mot. J’y vois la puissance de convocation visuelle par le langage. On passe donc de l’évocation à la convocation. Cela dit à nouveau combien ton travail d’écriture joue de ce souvenir dynamique. Voilà qui renvoie une fois de plus au cinéma.

 

Attardons nous un peu sur le sujet si tu veux bien : comment as-tu vu ce film ? quand ?

 

 

F. P.

 

J’ai vu Los Olvidados pour la première fois à la cinémathèque du lycée vers le milieu des années 70. Je l’ai revu de très nombreuses fois depuis, ainsi que les autres films de Buñuel. Los Olividados reste, avec l’Ange exterminateur, celui que je préfère, probablement parce que son noir et blanc offre un mélange de réalisme et de fantastique tout à fait particulier, un mélange qui révèle la force du rêve. Buñuel s’est approprié le Mexique avec Los Olvidados, il a fait entrer le dénuement et la poussière mexicaines dans son panthéon personnel. C’est un film très symbolique, qui revendique l’authenticité, la cultive, et parvient, souvent d’une manière déconcertante, à un effet surréaliste.

 

Je me suis un peu moqué de Castañeda dans le roman, précisément parce qu’il est à l’opposé d’Artaud et de Buñuel. Ce n’est pas seulement le côté factice et attendu, c’est également le bric-à-brac de l’initiation et de la cosmologie qui me déplaît dans Castañeda. Il y a là une facilité pernicieuse. Rien de tel dans Los Olvidados.

 

La pauvreté que Ricardo retrouve à Mexico dans la chambre qu’il partage avec Lindo et la prostituée est d’un genre particulier : il s’agit d’un échec constitutif qui lui collera longtemps à la peau, même après la réussite financière. La puissance évocatrice du nom Góngora tient justement à ce qu’elle déchire cette certitude terrible que l’on a de devoir rester à jamais dans le dénuement, d’être voué à l’impasse, à l’infortune, même en cas de succès.

 

 

 

 

F. S.

 

Sais-tu que même si les bidonvilles de Mexico semblent plus vrais que nature, Buñuel a pourtant tourné Los Olvidados dans les studios de Tepeyrac. N’est-ce pas ce mélange de vrai et de faux qui rend ce réalisme fascinant ? J’aurais tendance à croire que tu te méfies du réalisme. Est-ce que je me trompe ?

 

 

F. P.

 

Je ne m’en méfie pas. La fidélité au réel ne m’intéresse pas beaucoup ; la fidélité au vécu non plus, finalement.

 

Buñuel a arpenté les faubourgs pauvres de Mexico avant de tourner en studio ; il s’est inspiré du néo-réalisme de de Sica (qui, lui, ne tournait pas en studio). Malgré tout cela, le film est réaliste au sens où il dépeint la réalité d’une manière très crue et très directe. La critique mexicaine de l’époque a mal pris la chose et a cru punir Buñuel en le comparant à Goya. C’est plutôt comique et à vrai dire très instructif. Les estampes de Goya Les désastres de la guerre sont quasiment fantastiques. Elles condamnent la guerre impitoyablement. L’une d’entre elles s’intitule de manière très appropriée Murió la Verdad (La vérité est morte). Buñuel dit également cela, à sa manière. Si la vérité est celle que dénonce Los Olvidados, alors l’autre vérité, la vérité de l’espoir, est morte.

 

La question du mélange : voilà la difficulté. La fiction offre un mélange constant de vrai (au sens de correspondance fidèle) et de faux (au sens de manque ou d’absence pure et simple de correspondance). Le problème pour l’écrivain comme pour son lecteur est de mesurer l’impact de cette absence, de déterminer à quel moment, en disant ce qui n’est pas et en lisant ce qui est ainsi dit de l’absence, l’auteur et son lecteur font apparaître une autre réalité. Un voile se lève, une possibilité s’ouvre qui dénude les anciennes apparences.

 

F. S.

 

Il y a donc la force de l’image et, dans le même temps, un détournement de son usage habituel (informatif, symbolique, référentiel). Il y a une utilisation des images dans ton récit et, comme tu le dis, dans le mouvement même de l’écriture : films réels, films imaginaires, photo retrouvée, clichés américains… En d’autres termes, il y a des images qui ne jouent pas leur rôle d’image. Est-ce que je suis clair ?

 

Pour finir : comment t’es venue cette idée forte du valet de trèfle, qui donne son titre au roman et met le lecteur dans l’attente ?

 

 

F. P.

 

Il ne s’agit pas d’un collage : je n’ai pas été chercher des éléments extérieurs à la narration qui auraient contribué par accumulation à une composition hétérogène : Los Olvidados, puis le film muet qui raconte l’histoire de Ruben, puis L’homme qui voulut être roi, puis Diamants sur canapé, puis la photo d’Artaud, etc… comme si chaque élément pictural extérieur devait s’intégrer petit à petit dans le récit. Ce sont plutôt des données essentielles de la narration, intrinsèques et constitutives, dont le rôle est d’en assurer la continuité. Autrement dit, elles ne contribuent pas à une iconographie du roman ; elles ont elles-mêmes un contenu romanesque, consubstantiel à celui de Valet de trèfle.

 

Le titre, justement… J’ai pensé à Le dossier Chàvez, mais c’était trop restrictif. L’idée de la carte postale qui traîne par terre au premier chapitre et revient au dernier (toujours par terre, imperturbable, soumise à la gravité) m’est venue par hasard. Sean James Rose, dans son article de Livres Hebdo du mois de juin signale qu’en cartomancie, le valet de trèfle est le semeur de trouble. C’est un heureux coup de dés. Ricardo est de cette trempe là. C’est par lui que le scandale arrive, mais par lui également qu’arrivent la douceur, l’amitié, l’espoir ­— toutes ces choses fragiles qui recèlent pour notre plus grand malheur les germes de leur propre destruction. C’est ça, Valet de trèfle.