PATAUT. Entretien. A propos de distance

 

 Fabrice PATAUT parcourt avec nous l'entretien avec MF PLISSART et nous aide à comparer la pratique de l'écriture de celle de la photo.

Un lien complexe.


Entretien avec Franck Senaud riche en rebondissements. Avril 2015



Franck Senaud

 

Dans son entretien avec notre revue, Marie-Françoise Plissart évoque la bonne distance à trouver avec le sujet photographié. Est-ce une question que l’écrivain se pose ? Ou bien s’en méfie-t-il plutôt ?

 

Fabrice Pataut

 

Bien qu’il n’y ait pas à proprement parler de sujet photographié par l’auteur dans le cas du roman et de la nouvelle (à moins d’un collage), la question de la distance peut se poser. Si l’on entend par là une distance métaphorique, un écart respectueux ou de méfiance, je m’inscris en faux en ce qui concerne mon cas personnel. Mes personnages n’ont pas d’autonomie propre; ils font, disent et pensent ni plus ni moins ce que je leur commande et la question de savoir si je dois trouver une bonne distance avec eux ne peut se poser. Je n’ai pas plus de distance avec Kurzinovski dans Reconquêtes que je n’en ai avec le jardin de sa maison. Les deux sont on ne peut plus contraints ; en tant qu’êtres de fiction, la coercition dont ils font l’objet est sans appel. Il n’y a donc par définition aucune méfiance à avoir pour cette question. La seule méfiance qui tienne concerne mes propres erreurs, mes mauvaises habitudes.

 

Mais Plissart insiste également sur deux aspects de son art qui me semblent pertinents par rapport à l’écriture de fiction.

Il y a d’abord le fait qu’elle a droit, pour certaines photos, à très peu de temps. Je prends pour ma part beaucoup de temps — un temps que je peux compter en termes d’années. J’ai besoin de recul ; l’idée de l’instantané m’est tout à fait étrangère.

Et puis il y a également la question des tenants et des aboutissants du cadrage, sur laquelle elle insiste à plusieurs reprises et qui est une question plus générale et plus objective. Que faut-il laisser hors champ ? Quel est le détail sur lequel on doit insister ? Et une fois qu’on l’a choisi, comment s’assurer qu’il sera perçu par le public comme un détail crucial ou tout simplement pertinent ?


Un problème similaire se pose dans le cas de la création littéraire. On a parfois des surprises avec les réactions de ses lecteurs. Bien que les personnages n’aient pas d’autonomie propre et qu’ils soient comme des esclaves au fond de la galère, entièrement serviles et soumis au bon vouloir de l’auteur, ce qu’ils font et disent, ce qu’ils sont dans la limite de l’œuvre est en partie le résultat d’une lecture, et toute lecture porte en elle la considération de possibilités non exploitées. Il y a celles que l’auteur indique ou suggère, mais il y en a d’autres, inévitablement. Chacun envisage des possibilités différentes pour sauver madame Bovary. Il est extrêmement délicat de séparer les lecteurs qui ont tort de ceux qui ont raison.


Peu importe que Flaubert ne soit pas là pour nous renseigner. C’est Madame Bovary. Mœurs de province qui doit donner la solution, et sa force tient je crois en grande partie au fait que la création flaubertienne reste particulièrement inflexible sur ce point, à savoir sur ce qu’il est légitime ou illégitime de supposer quant à Emma Bovary relativement à ce qui n’est pas explicitement dit dans le livre. Il y a des chemins à ne pas prendre et le testament de Flaubert est sans codicille.

F. S.

 

Il y a des points communs et des différences qu’il nous faut creuser un peu. À la différence du photographe, tu as du temps, dis-tu. Mais ce temps crée éventuellement une difficulté dans le rapport entre la totalité du récit et les détails. Plus il y a de détails, moins c’est lisible, non ?

 

 

F. P.

 

L’abondance de détails peut nuire, soit parce qu’elle détourne l’attention du lecteur de l’essentiel vers ce qui relève en fin de compte du simple ornement, soit parce qu’elle finit par l’ennuyer. Le défaut inverse de laconisme peut très bien produire exactement le même effet, cette fois-ci par un usage maladroit du raccourci ou du sous-entendu.

 

Le problème est de savoir pourquoi l’énumération de détails orientaux dans Salammbô ne lasse jamais, ou encore pourquoi les apartés très longs de la Recherche ne détournent pas du vrai sujet. Dans le premier cas, il me semble que le divin et le macabre sont en grande partie créés de toutes pièces par cet effet de précision, par l’exposition répétée et l’analyse incessante des drapés, des couleurs, des colonnades, des volutes de fumées et de toutes sortes d’accessoires carthaginois. Le détail est consubstantiel au sujet même du livre. C’est très différent dans le deuxième cas, notamment à cause de la longueur de l’œuvre. Avant d’avoir une idée de l’ensemble, on peut facilement avoir l’impression qu’Un amour de Swann est une digression ; c’en est une relativement à Combray si l’on s’en tient à Du côté de chez Swann sans penser à ce qui va suivre. L’idée que nous avons tout à coup affaire à un ensemble de détails qui compromet l’équilibre, notamment à cause du très long passage de la soirée chez la marquise de Sainte-Euverte, s’estompe dès qu’on entame le volume qui suit (À l’ombre des jeunes filles en fleurs), et disparaît définitivement dès qu’on passe à Le côté de Guermantes.

 

Le temps qu’on s’offre pour écrire est bien sûr un temps consacré à la réécriture, autrement dit à l’élimination des scories, des mots fâcheux, des petites calamités grammaticales. C’est lent et fastidieux, en tout cas pour moi ; je soupçonne que la préparation du photographe est tout aussi exigeante.

 

F. S.

Comment travailles-tu ? À quelle vitesse ou régularité ? Est-ce ainsi pour les nouvelles courtes ou pour les romans ?

 

 

F. P.

Je travaille assis à mon bureau, très lentement, tous les jours sauf le dimanche, sur les nouvelles comme sur les romans. Je laisse souvent les textes de côtés pendant des années. Je récris sans cesse, des centaines de fois, la même chose — à quelques mots près. J’ai mis sept ans à écrire Valet de trèfle, qui sortira à la rentrée 2015. J’avais mis plus de dix ans pour Aloysius, mon premier roman. C’est encore moins expéditif pour les nouvelles, car je les abandonne volontiers à leur sort en cours d’écriture, ou bien une fois une première version achevée ; je les relis la plupart du temps avec des dizaines d’années de distance.

 

On ne pourra pas dire que je lapine. J’ai besoin de la lenteur. Je m’arrête quand j’ai l’impression de me lire dans le texte — sans les notes, sans les variantes, comme si je lisais un texte qui ne m’appartient plus. Cette lenteur est peut-être peut-être due au fait que je ne conçois pas mes romans comme des morceaux ou des blocs séparés les uns des autres. C’est tout d’une pièce. C’est continu d’un bout à l’autre.

 

Et puis je lis tout à haute voix. C’est souvent très surprenant de se confronter à la lecture d’un texte qu’on a écrit vingt ans plus tôt.