PATAUT. Valet de trèfle. Entretien.

 

 Fabrice PATAUT revient avec nous sur son dernier roman et sur les liens tissés dans ce livre et dans son oeuvre.

 

 

Entretien avec Franck Senaud. Juin-Juillet 2015



Franck Senaud
Valet de trèfle évolue dans le temps et dans l’espace : on est aussi bien à des moments différents de l’histoire que dans des lieux différents. Pour une grande part, c’est le monde hispanique qui est présent : l’Espagne, comme dans Aloysius, et l’Amérique latine et le Mexique en particulier, comme dans Reconquêtes. Cela vient-il de ton goût pour Lorca et Góngora?

 

Fabrice Pataut
En partie, bien sûr. Mais cela vient essentiellement d’une autre contrainte. Dolores Salinas, qui initie Lindo et Ricardo à la lecture dans Valet de trèfle, est un personnage récurrent. Elle apparaît pour la première fois dans Cinq portraits de Lol (1991). Elle réapparaît dans Aloysius (2001), puis dans la nouvelle éponyme «Dolores Salinas» du recueil de nouvelles Le Cas Perenfeld (2014).

Valet de trèfle est né dans une très large mesure d’un désir de continuité face à ces retours successifs. C’est une nécessité en quelque sorte organique. Je me suis très vite rendu compte — à vrai dire dès Cinq portraits de Lol — que Dolores allait jouer un rôle qui ne se limiterait pas aux esquisses un rien symbolistes de ces Cinq portraits illustrés par Gilles Ghez.

Dans la deuxième partie d’Aloysius, elle guide le narrateur sans qu’il le sache vraiment sur la voie de la vengeance. Le dédommagement moral obtenu par Aloysius à la faveur d’un meurtre relève, du point de vue de Dolores, de la simple compensation. Le meurtre commandité (il est important qu’Aloysius n’en soit pas l’auteur direct et en confie l’exécution à un ancien franquiste) est au pire un péché véniel excusable. Cet aspect de l’assassinat, ou plutôt de la manière dont Dolores jugerait la faute si elle était pleinement dans la confidence, est à peine esquissé.
Nous la retrouvons ici des années plus tard dans un tout autre contexte. Elle a vieilli, bien sûr, et prend sous son aile deux jeunes de Los Angeles promis à la prostitution sans jamais questionner ce destin — pas plus qu’elle n’a questionné la mort du faux Aloysius dans le roman éponyme.


Ricardo lit un passage d’Aloysius dans Valet de trèfle : la fin du troisième chapitre de la première partie, dans lequel la grand-mère du jeune garçon ouvre les rideaux de sa chambre, laisse entrer la lumière blanche qui vient du port de Mahón, et regarde l’immensité de la mer. Comme si ce livre était l’un de ceux que Dolores lui aurait fait lire. C’est possible, après tout, d’un point de vue fictionnel et chronologique ; et si c’est vraiment le cas, c’est que Dolores a inclus dans sa liste à côté de Lorca et de Góngora, comme j’aurais fait moi, un livre dont elle est indéniablement l’un des personnages emblématiques.
« C’est elle, ma douce petite Lol en sucre, la vraie responsable de ma liberté », dit le narrateur d’Aloysius au tout début de la deuxième partie du livre. La question reste de savoir si Lindo, le narrateur de Valet de trèfle, pourrait en dire autant de la Dolores de la maturité. Je n’ai pas donné de réponse claire et univoque à cette question dans le roman.
Et puis, il y a eu entre temps Reconquêtes (2011).

En en sens, Reconquêtes et Valet de trèfle constituent un diptyque américain ou, plus précisément, californien. Pour peu qu’on y ajoute la nouvelle Vidéos (2003), nous avons même un tryptique.

L’évolution dans le temps et dans l’espace dont tu parles se répartit au même titre sur ces trois livres.



F. S.
Cette réponse est intrigante pour un lecteur à qui ces renvois échappent. Elle suggère que tu ne fais pas qu’écrire une fiction, mais que tu bâtis  un monde. C’est ce que nous aimons voir et comprendre dans ton travail. Mais tu évites du coup la réponse concernant la tradition hispanique dans ton travail. Est-ce une obligation quand on parle des États-Unis ? Y a-t-il une raison liée à un goût ou un amour littéraire ?


F. P.
Je ne me sens aucune obligation extérieure de ce genre. La tradition hispanique, notamment sud-américaine, m’est familière. Je lis et relis sans cesse Borges, García Marquez, Cortázar, Bioy Casares. C’est bien sûr une question d’amour littéraire, mais il y également une opposition en jeu dans Valet de trèfle, entre la tradition américaine, symbolisée ici par Steinbeck, et la tradition européenne symbolisée par et Lorca. C’est bien sûr un peu court et même tout à fait injuste.

On pourrait facilement objecter que les dés sont pipés. Lindo et Ricardo sont amenés à lire des livres qui sont à des années-lumière de Steinbeck ou de Twain, autrement dit de ce qu’ils seraient naturellement amenés à lire dans leur adolescence américaine s’ils avaient reçus une autre éducation. Mais Dolores, en quelque sorte, les kidnappe ; elle leur dénie ce droit à une culture littéraire proprement nord-américaine et les conduit sur une autre voie, plus contournée, plus baroque, plus violente. Notamment avec Lorca. Il y a une grande violence dans Lorca, un désespoir terrible.


S’il y a ici un monde qui se bâtit, la violence en est indéniablement le mortier ; notamment la violence des mots et la confusion des sentiments qui ne manque pas d’en résulter — d’où la visite de la librairie en compagnie de la prostituée sans nom dans le premier voyage mexicain de Valet de trèfle. La confusion sexuelle qui en résulte, notamment le faux ménage à trois et la présence érotique de l’oiseau, en sont je crois les effets les plus remarquables.

F. S.

 

À plus petite échelle, beaucoup de lieux, dans le roman, sont importants pour établir des scènes somme toute assez courtes et très caractéristiques. La visualisation de l’espace nous aide au voyage dans les différentes époques — j’y reviendrai. S’agit-il de vrais voyages ? De lectures ? De films ?

 

 

F. P.

 

Il y a dans Valet de trèfle ce qu’on pourrait appeler des scènes clés : la scène où Ricardo revient de l’hôtel de passe avec une blessure à la tête pour le déjeuner du dimanche, la scène où les deux amis vont secrètement au cinéma avec un client, la scène de la rencontre avec le chef indien dans le nord du Mexique, etc. Ces scènes sont parfois très courtes, et lorsqu’elles se déploient, c’est souvent qu’on pourrait les subdiviser en scènes plus brèves ou plus sommaires. La chambre de Ricardo, baptisée Pays natal, fait l’objet d’un voyage dans le temps : celui de la petite enfance, puis de l’adolescence, quand tout commence à tourner très mal. Les baleines et les vagues japonisantes du papier peint offrent un excellent exemple de visualisation de l’espace ; elles aident, à la manière de symboles ou d’insignes, à repérer une époque de la vie. Cette époque a bien sûr des limites assez floues : au moment de l’adolescence, le jeu infantile des rideaux (fermés ou ouverts) joue un rôle dans des activités qui n’appartiennent plus du tout au domaine de l’enfance (le vol et le recel), mais relèvent de la maturité.

 

 

Il y a un élément autobiographique dans le livre — un seul : le voyage au Mexique en pays tarahumaras et l’affaire du manuscrit sur Artaud perdu à Chihuaha. J’ai utilisé intentionnellement des éléments du vécu (ça m’arrive rarement) : le voyage en car puis en train, la rencontre avec le prêtre, les Indiens, la mission catholique, la photo d’Artaud. Il s’agit bien sûr d’une expérience, d’un apprentissage et même — pourquoi pas ? — d’une initiation, mais je ne pense pas que cette expérience ait pour autant plus de réalité, d’importance ou de légitimité que l’histoire fictive du cul-de-jatte dans Los Olvidados, le film de Buñuel que Lindo et Ricardo regardent à la télévision en compagnie de Nelly. C’est la proximité de Buñuel, de Lorca et d’Artaud qui compte ici. Le film français muet que les deux amis vont voir au cinéma en compagnie de leur client est imaginaire, à l’inverse du film de Buñuel, mais ce qui le rend réel et objectif par opposition à inventé ou subjectif est qu’il s’agit précisément du genre de film naïf et bien pensant que des gens comme Buñuel, Lorca et Artaud on renvoyé avec force aux oubliettes. Il est objectif au sens où il reste étranger à l’esthétique défendue dans Valet de trèfle. Pour autant, la nostalgie qu’il suscite pour le monde d’avant la Grande Guerre, n’est pas entièrement niaise. Elle renvoie les deux adolescents à une réalité dont il n’ont absolument aucune idée : l’insouciance de la grande bourgeoisie et l’horreur dans laquelle l’Europe tout entière se précipite comme un seul homme en 1914.

 

 

F. S.

 

Il est étonnant que cette question sur l’espace, sur les lieux si différents du roman, recoive une réponse qui concerne uniquement le temps — ou les temps. Le roman convoque la temporalité, une succession brisée de scènes, de retours en arrière et de doutes, aussi bien du point de vue des personnages que de celui du lecteur, qui fait qu’on ne peut séparer ces lieux de ces moments. Ils se construisent ensemble.

 

Il me semble que cet enchevêtrement — peut-être faudrait-il trouver un autre mot — suggère une telle construction. Je contesterai à celui qui a écrit la quatrième de couverture la référence aux films de Lynch, bien qu’il soit juste d’en appeler au cinéma.

 

Pour finir, je pense que les lieux du roman sont en fin de compe peu décrits pour la bonne raison qu’il y a, dans l’esprit du lecteur, une banque d’images cinématographiques sur laquelle l’écriture prend appui.

 

 

 

F. P.

 

C’est tout à fait vrai. C’est la temporalité qui compte dans le roman. La citation d’Aristote mise en exergue prévient le lecteur que le sujet en est l’amitié, et en particulier la question de savoir jusqu’à quel point l’amitié peut-être perdue ou trahie. C’est la question fatale que le narrateur se pose tout du long : Ricardo a-t-il été, oui ou non, pas seulement un bon ami, un ami que l’on voudrait garder pour toujours, mais un vrai ami auquel incombent, par le fait même de l’amitié, un certain nombre de devoirs. La peur qu’un pacte ait été rompu — très semblable, finalement, à la peur qu’un amour révolu n’ait pas été un véritable amour précisément parce qu’il est mort — évolue dans le temps. Elle prend des formes diverses et impose que la temporalité du récit ne soit pas linéaire, mais plutôt circulaire et tortueuse. On n’avance pas. Bien au contraire : on recule, on fait un pas de côté, on se demande si ce que l’on pense avoir vécu l’a bien été ou si, au contraire, ce soit-disant vécu n’est pas plutôt imaginaire. Les doutes de Lindo sont bien sûr ni plus ni moins ceux du narrateur, parce que Lindo vit dans une incertitude et une perplexité permanentes particulièrement communicatives. Il est irrésolu, sauf au moment du meurtre ; et ce meurtre n’évoque pour lui aucune dilemme moral : la question reste de savoir si son amitié pour Ricardo s’en trouve grandie ou si, au contraire, elle en pâtit.

 

Tu as tout à fait raison de dire qu’on ne peut séparer aucun des lieux des moments du temps : parce que ces moments sont des moments de doute, d’interrogation et de flottement. Le voyage au Mexique offre la seule et unique plage de repos : c’est le moment où l’affection amicale, qui ne peut être fondée ni sur les liens du sang ni sur l’attirance sexuelle, reste pure, alors qu’ailleurs l’entente de Ricardo et de Lindo, la bienveillance qu’ils éprouvent l’un pour l’autre, oscille dangeureusement entre la fraternité et l’attirance physique. J’aurais pu intituler ce chapitre Une saison au Mexique.

 

Je n’ai pas du tout pensé à Lynch en travaillant sur ce livre. J’ai passé huit ans à l’écrire et en huit années la seule référence cinématographique qui se soit imposée à moi est celle de Los Olvivados de Buñuel. Il y a la présence d’Artaud, bien sûr, et Artaud était un acteur remarquable, mais les films dans lesquels il a joué sont ici absents. L’inspiration profonde du livre, c’est le Mexique. Buñuel et Artaud en font partie. Comme des étrangers, bien sûr, mais ils en font partie quand même. Et puis le Mexique est un pays que j’ai beaucoup visité : Chihuahua, Mexico, San Luis Potosí, Oaxaca, les Chiapas jusqu’à la frontière guatémaltèque et, beaucoup plus tard, Baja California, au sud de San Diego, lorsque j’habitais Los Angeles. C’est un pays que j’aime beaucoup, qui m’est familier, un pays polychrome où je me sens très à l’aise, très libre ; où la mort, le catholicisme et l’au-delà sont infiniment présents, d’une présence animale et charnelle qui n’autorise aucun compromis.

J’espère que cela passe dans le livre : l’idée que la lutte est inégale, c’est-à-dire impossible.