Il faut cependant constater que dans la réalité des faits, Prouvé n’est jamais vraiment parvenu à fabriquer en série comme il l’aurait voulu...
Extrait de mémoire Master II en Esthétique et philosophie de l’art. Novembre 2016
Il faut cependant constater que dans la réalité des faits, Prouvé n’est jamais vraiment parvenu à fabriquer en série comme il l’aurait voulu. D’après la définition que nous avons pu en donner, ce mode de production doit nécessairement impliquer un travail à la chaîne. Afin de produire rapidement et efficacement, le taylorisme est nécessairement de mise. Il consiste en une organisation du travail rationalisée à l’extrême. Chaque ouvrier est en charge d’une tâche précise et répétitive. Les gestes parasites sont éliminés. Or c’est justement cet aspect crucial de l’industrie automobile que Prouvé n’a pas transféré vers ses ateliers32.
32 D. CLAYSSEN, Jean Prouvé. L’idée constructive, op. cit., p. 111-112.
Pour ce qui est du montage des maisons, on comprend qu’il n’est pas possible, ni souhaitable, de l’effectuer sur place. L’intérêt des maisons qu’il produit en série est justement cette capacité à être rapidement montées n’importe où. En revanche on ne peut pas dire que ses meubles soient véritablement fabriqués à la chaîne, alors qu’ils pourraient l’être. Prouvé a opté pour un autre modèle social. Le taylorisme n’est pas compatible avec la responsabilisation des ouvriers pour laquelle il a opté. Il est attentif à ses employés et souhaite leur offrir de bonnes conditions de travail.
On ne peut donc pas considérer que de grandes séries sortent de ses ateliers. S’il produit des meubles visant à équiper des bâtiments collectifs, il n’est cependant pas question d’une production massive. En charge du mobilier de la Cité Universitaire Monbois à Nancy, il est par exemple question de moins d’une centaine de chambres. En ce qui concerne la production d’habitations, la volonté de Prouvé est de réellement produire des maisons comme Citroën produit des voitures. S’il en a les moyens matériels, il doit faire face à des contraintes commerciales. La Cité Sans Souci de Meudon est ainsi constituée de deux séries de maisons identiques. Elles utilisent les mêmes éléments de constructions. Ils ne s’agit pas d’habitations provisoires mais bien de maisons formant un lotissement. Mais on ne peut pas réellement parler de fabrication en série dans la mesure où seulement quatorze maisons sont finalement produites33.
33 Sébastien CHERUET, « Série et standard » dans Claire STOULLIG, Catherine COLEY, Jean Prouvé,
Paris, Somogy/Musée des Beaux-Arts de Nancy, 2012, p. 304.
Il était possible d’en réaliser plus, mais la demande en habitations n’est pas la même qu’en automobiles. Or la fabrication en série demande un marché en conséquence. Elle n’est pas justifiable sans acquéreur potentiel. La fabrication en série rentre donc bien dans une logique industrielle.
L’avantage économique à fabriquer en série est de produire massivement sans engager pour chaque objet une charge de travail trop importante. Le gain de temps de fabrication est évident, mais il s’agit aussi d’opter pour un modèle définitif qui n’aura plus à être retouché. De ce point de vue, l’ébauche de fabrication en série des ateliers de Prouvé n’est pas rentable. Elle n’est pas viable financièrement car elle mobilise sans cesse des frais de recherche. Sébastien Cheruet explique précisément en quoi elle diffère de l’industrie automobile :
Dès la conception, un paradoxe rend difficile la mise au point d’une série. Dans le secteur automobile, d’importants coûts de recherche et de développement permettent de définir un prototype. À la suite d’ultimes améliorations, un modèle est arrêté et fait l’objet d’une production en série. Les coûts liés à la conception et à l’investissement dans un outil industriel peuvent alors être amortis par la commercialisation d’un grand nombre d’objets homogènes. Chez Prouvé, le standard n’est jamais un éléments figé, il est le point de départ d’une nouvelle recherche. (…) Le standard est ici protéiforme, en proie à un processus ininterrompu d’améliorations. Jean Prouvé ne paraît jamais se résoudre à suspendre ses recherches. Cette position fait honneur au créateur mais repousse sine die la production en série, et avec elle l’espoir de la rentabilité34.
34 Ibid., p. 305.
Le problème se situe donc au niveau de la conception du prototype. N’arrêtant jamais son choix sur un modèle en particulier, Prouvé fait sans cesse évoluer ce qui pourrait être définitivement fixé. Les frais de recherche, qui devraient être uniquement être engagés à l’origine, ne s’arrêtent pas au moment où commence la réalisation. La production est également ralentie. Au-delà du fait qu’il multiplie les prototypes, au lieu d’arrêter son choix sur un modèle à produire, Prouvé n’hésite pas à lui-même venir retoucher ses dessins confiés aux ouvriers, alors en plein travail. Or la fabrication en série ne peut pas faire l’objet de modifications, même minimes, car elles impliquent de régler à nouveau les machines. Elles mettent également en question l’uniformité de la série. Si Prouvé se donne les moyens de fabriquer en série, car il souhaite atteindre cette échelle de production, il n’est pas évident que ce modèle convienne pour autant à son processus créatif. N’arrêtant jamais définitivement ses choix sur une solution unique, il imagine en permanence comment améliorer ses oeuvres. S’il était nécessaire de passer à la fabrication en série pour donner à son travail l’ampleur industrielle souhaitée, c’est finalement autant un nouvel élan donné à sa création qu’un frein. Puisqu’il retravaille sans cesse ses créations, il ne peut se satisfaire d’un processus final unique. La fabrication en série convient peut-être aux formes qu’il imagine, mais elle n’est pas compatible avec son travail en perpétuelle évolution. Nous retiendrons donc que Prouvé met en place dans ses ateliers un modèle d’inspiration industrielle plutôt qu’une véritable industrie.
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